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rêve libéral ne fut aussi présent à l’âme d’Alexandre qu’en 1805 ; et peut-être l’empereur aurait-il, dès cette époque, essayé de le réaliser, sans la vigoureuse insistance que mit Parrot à l’en dissuader.

« Sire, — lui écrit-il, — je ne puis oublier ce long entretien que nous venons d’avoir. J’y ai eu de votre cœur la plus noble, la plus belle image, plus noble et plus belle que toutes celles que m’offre l’histoire. Vous voulez vous défaire de la puissance illimitée qui vous appartient, et donner à votre peuple une constitution représentative. Mais, d’autre part, je ne puis voir dans ce projet que le rêve d’une grande âme, un rêve dont la réalisation amènerait votre malheur et celui de votre peuple. Je vous ai déjà, et bien longuement, exposé les motifs qui me font penser ainsi ; mais je ne résiste pas au désir de vous les répéter par écrit.

« Je dois d’abord vous rappeler l’exemple de la Révolution française. Vous croyez qu’en donnant aux Russes une constitution vous vous assurerez leur reconnaissance, et qu’eux-mêmes ensuite ne demanderont plus rien. Or c’est de quoi rien ne vous répond. La première constitution française était excellente à maints points de vue, et cependant la France ne s’y est pas arrêtée : elle est partie de cette constitution pour aller à la république, et sur le chemin elle a coupé la tête au bon roi Louis XVI. Napoléon, il est vrai, va pouvoir régner, et garder quelque temps sur son front cette couronne qu’il s’y est mise : mais il a pour lui l’éclat de cent victoires, l’ambition de gloire des Français, et son caractère froid de calculateur.

« Pour permettre dans un pays l’établissement d’un régime représentatif, trois conditions sont nécessaires : elles seules peuvent rendre possible une conciliation de la liberté pour le peuple avec la solidité du pouvoir monarchique.

« La première est l’existence de ce qu’on nomme en France le troisième État, c’est-à-dire de bourgeois habitant les villes et y obéissant à des constitutions municipales, et d’une foule de cultivateurs libres, possesseurs d’eux-mêmes et de leur coin de terre. Or ce troisième État existe-t-il en Russie ? Vous y avez bien des villes, mais peuplées en majorité d’esclaves à qui leurs maîtres permettent de s’établir où ils veulent, pourvu qu’ils paient leur redevance annuelle. Ces hommes ne sont pas des citoyens : ils sont la propriété des seigneurs, qui peuvent disposer d’eux à leur gré.

« Une autre condition indispensable à l’établissement d’un régime constitutionnel, c’est que la constitution réponde aux besoins naturels et intellectuels d’une nation, et, ainsi qu’elle se produise d’elle-même et peu à peu. Or j’ai la conviction qu’il faudra à la Russie un siècle encore pour que cette vaste agglomération de races et de peuples devienne capable d’une constitution autre que celle qui nivellerait tout.