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conjugal comme il eût acquis une ferme ou un pur-sang. Il avait décidé à première vue que la baronne Imhof était la seule femme qui pût le rendre heureux. Il s’en ouvrit à son mari, négocia cette affaire avec lui, le détermina, moyennant une forte somme, à solliciter son divorce, que ce gentilhomme facile à persuader eut quelque peine à obtenir. Hastings était patient, il attendit plusieurs années avant d’entrer en possession de sa marchandise. Enfin la baronne Imhof devint mistress Hastings, et le baron partit de son pied léger pour aller marchander une terre en Saxe. Hastings aimait tendrement sa femme, jusqu’à la fin il eut pour elle un culte. Peut-être l’aurait-il moins aimée s’il ne l’avait achetée à deniers comptans, si cette belle et séduisante personne n’avait eu pour lui la figure du meilleur marché qu’il eût conclu dans sa vie.

On se demandera peut-être pourquoi le colonel Malleson met tant d’importance à blanchir la mémoire de Warren Hastings, à le représenter comme un homme sans tache ou, selon son expression, « comme un modèle accompli de cette vertu virile qui fait les héros. » C’est que le colonel est un de ces Anglais qui tiennent à se persuader que leurs grands hommes n’étaient pas seulement puissans en œuvres, mais qu’ils furent toujours justes et corrects, que leurs mains étaient pures, qu’ils conduisirent toutes leurs entreprises conformément au droit des gens, que partant l’Angleterre peut posséder en sûreté de conscience les vastes territoires qu’ils lui conquirent sans jamais user de fraude ni de violence.

Quand on soutient une thèse paradoxale, il faut s’observer beaucoup pour ne pas donner prise aux objections des sceptiques. M. Malleson a commis une imprudence ; en parlant de la guerre de Hastings contre les Mahrattes et de son refus de traiter avec eux, il a laissé échapper un aveu singulier. — « Les intérêts britanniques dans l’Inde, nous dit-il, n’ont jamais été servis par un homme plus pénétré de ce principe d’impérialisme que la race anglaise a dans le sang par droit de naissance. Les pirates qui s’élancèrent jadis des fiords du Nord à la conquête de la Grande-Bretagne ont laissé ce principe en héritage à leurs descendans, qui à leur tour ont conquis la plus grande partie du monde. La règle de nos ancêtres était de prendre et de garder. Ils n’admettaient pas qu’une autre nation se glissât dans leur sillage, et quand ils avaient maille à partir avec elle, ses acquisitions devenaient leur proie. » Pour le coup, voilà parler ; nous savons maintenant ce qu’il faut entendre par la vertu virile qui fait les héros, et qu’il s’y mêle un peu de piraterie. Mais je croyais qu’un Anglais savait mieux garder son secret.


G. VALBERT.