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M. Malleson a défini d’un mot la situation de Hastings : « Il ne pouvait se passer d’argent, et l’argent lui manquait : Money was absolutely necessary to him, and he had no money. » C’est à quoi il faut songer pour ne pas condamner avec une excessive rigueur les délits ou les crimes de lèse-humanité qu’il a pu commettre. Les hommes de qui dépendait son sort étaient d’austères moralistes, dont les appétits étaient insatiables. Le proverbe espagnol dit que l’avarice finit par rompre le sac : Codicia quebra al saco. Elle met aussi à une dure épreuve le bon vouloir et l’industrie d’un gouverneur-général. Quand les demandes se répètent tous les jours, il faut avoir une patience d’ange pour n’en jamais prendre d’humeur. Mais Hastings, quoiqu’il n’eût rien de commun avec les esprits angéliques, était infiniment patient ; il ne se fâcha jamais. « Soyez le père du peuple, lui écrivaient les directeurs, mais envoyez bien vite en Angleterre un demi-million sterling. » Il aurait pu leur répondre que la guerre et la famine avaient vidé ses caisses, qu’il est fort difficile au surplus de rançonner paternellement les peuples et les princes, d’être à la fois doux et avide, débonnaire et rapace. Il n’avait garde. Il savait ce que parler veut dire, et que le plus sûr moyen de plaire aux directeurs d’une Compagnie est de faire peu de cas de leurs sermons et de leur envoyer beaucoup de roupies. A cet effet, il saignait à blanc Cheyte-Sing et les Begums.

Chargé de concilier d’inconciliables intérêts, il avait pris son parti, et quoiqu’il ne voulût de mal à personne, il jugeait convenable de sacrifier les princes et les princesses aux actionnaires. Il s’en est bien trouvé. A la vérité, il eut des comptes à rendre, Burke, Fox et Sheridan lui ont coûté très cher ; il a dû payer des émolumens énormes à ses avocats, et Burke l’accusait dès 1790 d’avoir déboursé vingt mille livres sterling pour corrompre la presse. Mais directeurs et actionnaires lui vinrent en aide, lui servirent une pension. C’est à leur gratitude, à leur générosité qu’il dut de passer des jours paisibles dans son manoir de Daylesford, et de pouvoir employer son heureuse vieillesse à planter des arbres et à composer des sonnets.

Ses accusateurs l’ont traité de méchant homme ; il n’a jamais fait de méchancetés inutiles. Ils ont prétendu qu’il avait l’âme noire, qu’il était vindicatif, haineux ; il ne vengeait ses injures que lorsqu’il y trouvait son profit. La vérité est qu’il joignait à une profonde politique une grande indifférence morale. Pourvu que la fin fût bonne, tout moyen lui semblait légitime. L’expérience lui avait appris que pour avoir raison des hommes, il faut leur faire peur ou les acheter, et tour à tour il les intimidait par son orgueil et ses sourcils de proconsul, ou les jaugeant d’un coup d’œil, il les estimait au plus juste prix. Tel il était dans la vie publique, tel il fut dans la vie privée. Toujours maître de lui et froidement passionné, cet incorruptible corrupteur acquit son bonheur