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punitions. Nous connaissons aujourd’hui les détails de cette existence par une littérature abondante : on publie les correspondances des Algériens, Montagnac, Ducrot, du Barail ; elles suppléent aux notes trop rapides de Canrobert. Pour sentir la griserie de la poudre africaine chez les plus équilibrés, il faut lire surtout les belles lettres de Bosquet, qui montrent si bien la rectitude et l’unité de sa mâle pensée. Notre Gascon et le Béarnais avaient le même âge, les mêmes sentimens ; ils se lièrent d’une solide amitié. — « Mon bon frère Canrobert, » — ces mots reviennent fréquemment dans la correspondance de Bosquet. Les deux frères devaient combattre côte à côte, depuis Boufarik jusqu’à Inkermann ; ils devaient recevoir le même jour leur bâton de maréchal. Celui de Bosquet tomba trop tôt, hélas ! des mains du brave et sage homme de guerre qui eût été une réserve précieuse dans nos épreuves.

A mesure que leur responsabilité s’accroît avec les grades, tous ces officiers d’Afrique trahissent une nouvelle forme d’angoisse, bien connue de ceux qui ont servi la France à l’étranger. Possédés par la passion de l’œuvre entreprise, ce n’est plus l’Arabe qu’ils redoutent pour elle, c’est Paris. Ils voient, ou croient voir, les intérêts algériens négligés, incompris, desservis au Parlement, dans la presse, dans les bureaux ministériels. On leur lie les mains à l’instant d’agir, on leur refuse les hommes et l’argent ; ils se rongent, ils gémissent comme de bons chiens de meute retenus par le piqueur sur la piste où ils s’élançaient. Bosquet ne tarit pas en imprécations contre les journaliarques, contre les roitelets de l’Assemblée. « Quelle effroyable plaie que les bavards qui vivent de ce métier de parler de tout sans rien savoir ! On ne comprend pas assez le mal qu’ils peuvent faire à cette œuvre, encore immense, dont nous taillons ici à grand’peine les pierres de soubassement. » — D’autres fois, c’est l’inertie des vieux gouverneurs, d’Erlon ou Valée, qui désespère nos bouillans chefs d’avant-postes. Bugeaud arrive-t-il ? Le ton change dans toutes les lettres d’officiers. Comme le fait justement remarquer l’éditeur de la correspondance du général Ducrot, l’allure seule du récit permet de deviner, dans les narrations de ce dernier, si c’est Bugeaud qui a commandé l’expédition. « C’est l’homme de guerre le plus complet que j’aie connu, » dit Canrobert dans le portrait qu’il fait de son chef. Cette confiance unanime, chez des subordonnés si difficiles à contenter, donne une haute idée du vainqueur d’Isly. Une impression contraire, tout aussi nette, ressort des témoignages qui mettent en cause Changarnier.

Canrobert est l’un des plus calmes dans cette troupe ardente. On reconnaît en lui le soldat formé à la discipline par Viennot et Mousson, les vétérans de la Grande Armée. Il exécute les