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labeur persistant et courageux ; mais ces félicitations, si chaudes qu’elles fussent, ne furent connues que du diplomate qui en était l’objet, et l’opinion publique resta mal renseignée. Ainsi le voulut une nécessité d’Etat.


I

Lord Stratford, il faut le reconnaître, ne s’était pas totalement mépris sur les intentions et les calculs du cabinet de Pétersbourg, et il en redoutait les entreprises pour sa position diplomatique, autant que pour les intérêts de son pays. L’intervention de l’Angleterre en 1840, la part active, considérable, qu’elle avait prise aux mesures dirigées contre Mehemet-Ali avec un plein succès, avaient assuré à sa représentation à Constantinople une influence exceptionnelle : lord Stratford la recueillit, et elle ne périclita pas entre ses mains ; au contraire, elle devint tyrannique. Il entendait la maintenir et la défendre surtout contre la puissance qui l’avait exercée avant l’Angleterre ; c’est pourquoi toute complication pouvant fournir à la Russie un prétexte de la revendiquer blessait son amour-propre et son patriotisme. C’est de ce point de vue qu’il n’a cessé d’envisager la négociation que nous avions ouverte au sujet des Lieux saints, et on ne saurait être surpris qu’il blâmât hautement l’initiative que nous avions prise en cette circonstance.

Lord Stratford s’était donné pour tâche, en outre, de relever l’empire ottoman à l’aide de réformes empruntées à l’ordre parlementaire. Il avait rêvé d’importer en Turquie une sorte de gouvernement représentatif, et il élaborait sans cesse des projets de constitution qu’il croyait pouvoir s’adapter à l’empire des sultans. C’est une faiblesse commune à tous les Anglais de croire que leur régime national peut pousser des racines en tout lieu sans une longue préparation. Lord Stratford usait activement de son crédit pour imposer ses doctrines, employant tantôt la persuasion, tantôt les invectives. Dans un banquet qui lui fut offert en 1852, par ses nationaux, la veille de son départ en congé, il termina sa harangue par cette déclaration : « Pendant toute la durée de ma mission à Constantinople, j’ai toujours eu pour but de protéger efficacement le commerce anglais, et en même temps de guider et de soutenir le gouvernement ottoman dans l’accomplissement de l’œuvre difficile qu’il poursuit depuis de longues années. A une autre époque, j’ai, un instant, espéré le succès ; mais aujourd’hui je me vois à même de déclarer que, malgré les bonnes intentions du souverain, malgré le talent d’un petit nombre d’hommes dévoués à leur pays, le succès est impossible : la masse de la nation