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condamnation de de La Barre. Le 18 septembre, ils présentèrent requête au même magistrat, à l’effet d’être autorisés à publier la sentence d’absolution. La requête fut accueillie. Quant à Linguet, cet éclatant début le mit au premier rang des avocats écrivains. « Ces trois enfans, a-t-il écrit dans un de ses ouvrages, paraissaient perdus. J’écrivis pour eux ; les yeux s’ouvrirent, on rougit du passé. Leur innocence fut reconnue sans contradiction. J’avais eu les bras liés jusque-là. On crut, non sans apparence de raison, que Lefebvre de La Barre aurait joui du même avantage si la défense avait pu précéder sa condamnation. »

Linguet n’exagère nullement, dans ces lignes, l’effet de son courageux Mémoire. Nous avons sur ce point les témoignages de Voltaire, de Brissot, de Devérité. Ce dernier déclare que « après ce Mémoire, il ne se trouva plus de juges qui voulussent suivre l’instruction contre les coaccusés. »

Le procès du chevalier de La Barre et de ses prétendus complices semblait donc terminé. Le silence profond, le silence trompeur de la vie provinciale, s’étendit à nouveau sur la cité d’Abbeville, et à Paris, après ce début qui l’avait mis en pleine lumière, Linguet retomba tout à coup dans les dégoûts du stage et dans l’obscurité. « Les juges de province ne brûlent pas tous les jours de jeunes gens, et l’attention publique ne s’attache qu’aux affaires qui portent sur de grandes infortunes ou sur de grandes singularités, » écrivait-il alors, avec cette mélancolie particulière à laquelle ne sauraient échapper les avocats les plus humains. Linguet avait donc de pénibles loisirs, et il les employait à la composition d’un ouvrage en deux tomes qui parut en 1767, avec ce titre : Théorie des lois civiles ou principes fondamentaux de la société.

Dans le Discours préliminaire, dédié à M. Douville, l’auteur avait l’imprudence de reprendre tout le récit du procès d’Abbeville, pour conclure à la nécessité de réformes judiciaires ; et il reproduisait, en termes aussi vifs que dans son Mémoire, les accusations qu’on connaît déjà contre le juge d’Abbeville, contre Duval de Soicourt. Celui-ci allait trouver enfin l’occasion favorable pour obtenir le quitus officiel que le procureur général et le Parlement lui avaient jusqu’alors refusé.

La Théorie des lois était, comme la plupart des ouvrages de Linguet, bourrée d’opinions subversives, de formules impertinentes. L’auteur n’osait-il pas écrire que « le métier de juge est un des plus dégoûtans, peut-être même un des plus propres à occasionner le remords ! » Une telle phrase (et bien d’autres ! ) n’était pas faite pour rendre les magistrats bienveillans ; Duval