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Ici, demandons-nous si l’on peut accepter le récit de Voltaire. A l’entendre, le Parlement fut en proie à de longs et honorables scrupules. Le procureur général Joly de Fleury demanda l’infirmation ; dix juges sur vingt-cinq le suivirent et opinèrent pour la clémence. La Grand’Chambre hésita longtemps avant de continuer le jugement d’Abbeville, et, après la confirmation, six jours s’écoulèrent encore pendant lesquels la formalité suprême, la signature de l’arrêt, resta en suspens. Mais de qui Voltaire pouvait-il tenir ces détails ? Ses correspondant les mieux informés ne pouvaient savoir là-dessus que ce que les magistrats en racontaient eux-mêmes, et ceux-ci, hommes du monde pour la plupart, mêlés le soir aux philosophes qu’ils condamnaient dans la journée, avaient tout intérêt à laisser circuler une version atténuante. Or, l’examen des documens originaux, l’inspection des registres et de la feuille d’audience du i juin 1766 nous permettent de dire que Voltaire a été trompé, et que l’arrêt de confirmation a été rendu tout de suite, sans hésitations et sans scrupules, — par adoption de motifs, comme on dit au palais.

Quelques détails éclairciront ce point. Lisons d’abord la feuille d’audience[1].

Le 4 juin 1766, 36 affaires étaient portées sur le registre criminel[2]. C’est donc dans la cohue d’une audience encombrée, d’une sorte d’audience de « flagrans délits » que l’affaire d’Abbeville a été appelée, sous le numéro 23. Elle était placée entre le procès d’une blanchisseuse, qui avait volé deux chemises, et le procès d’un commis, nommé Lambert, qui avait aussi dérobé du linge. La blanchisseuse et le commis furent condamnés, l’un et l’autre, à être battus et fustigés de verges dans les carrefours, puis flétris d’un fer chaud et bannis de Paris. Tout porte à croire que le numéro 23 fut expédié sans discussion, dans la hâte d’une audience d’été fatigante et chargée, entre le numéro de la blanchisseuse et le numéro du commis.

Si les magistrats avaient éprouvé des scrupules, le feuilleton, témoin irrécusable, porterait la trace des renvois, des longs délibérés. L’arrêt enfin traduirait les doutes, ou l’indulgence des juges, par quelques adoucissement. Il n’est pas même exact que la Cour (comme plusieurs historiens, et notamment Henri Martin, l’ont cru) ait atténué la sentence d’Abbeville « en accordant au condamné la faveur d’être décapité. » La sentence dont nous

  1. Archives nationales, X - A 1129.
  2. Les magistrats de la Grand’Chambre ont participé au jugement de l’affaire de La Barre à cause du texte de l’art. XXI de l’ordonnance de 1670, titre 17, lequel portait : « Les gentilshommes pourront demander en tout état de cause d’être jugez, toute la Grand’Chambre du Parlement où le procès sera pendant assemblée. » C’est sans doute la Tournelle qui a expédie les autres numéros du feuilleton.