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solennellement ses aveux. Hecquet et Duval, furieux, imaginèrent que cette rétractation avait été dictée par Linguet ou par M. Douville, et que ce dernier avait dans la prison de secrètes intelligences. Ces imaginations incitèrent le procureur à des démarches déraisonnables. Le 10 janvier 1766, il envoya à M. Joly de Fleury un long rapport exposant : qu’il avait fait fouiller Moisnel et qu’on avait trouvé dans ses poches quelques vieux morceaux de papier. Sur ces papiers on avait pu à grand’peine déchiffrer ces mots : « C’est-à-dire faire… de nier ce qu’il y a… dépo… » Ces griffonnages signifiaient clairement aux yeux de l’ingénieux procureur qu’un conseil de rétractation avait été donné à l’accusé ! Mais par qui donc ? Par M. Douville. « Plusieurs personnes en place, à qui j’ai montré le papier, croient reconnaître l’écriture de ce billet pour être celle du père d’un des accusés. » Ainsi le fait est prouvé, établi. Comment ne le serait-il pas par ce charitable propos des « personnes en place ? » L’accusé est « suborné », « on ne doit ajouter aucune foy à sa rétractation. » Ce n’est pas tout ! Si on cherchait le suborneur ? Le procureur, dans son zèle, irait jusqu’à greffer le procès du père sur le procès du fils ! Et il conclut ainsi : « Je vous supplie de nous tracer la route que nous devons tenir. » Le doyen Boullenois, qui reçut l’étrange rapport, eut cette fois un éclair de bon sens. Il répondit tout sec : « Faites juger le procès d’impiétés. »


VI

Il fut obéi, et, le 20 février 1766, le tribunal d’Abbeville rendit la sentence, dont les extraits suivans méritent d’être reproduits :

« Tout vu, considéré, diligemment examiné…

« En ce qui touche Jean-François Lefebvre, chevalier de La Barre, le déclarons dûment atteint et convaincu d’avoir appris à chanter et chanté des chansons impies, exécrables et blasphématoires contre Dieu ; d’avoir profané le signe de la croix en faisant des bénédictions accompagnées de paroles infâmes que la pudeur ne permet pas de désigner ; d’avoir sciemment refusé les marques de respect au Saint-Sacrement porté en la procession du prieuré de Saint-Pierre ; d’avoir rendu ces marques d’adoration aux livres infâmes et abominables qu’il avait dans sa chambre ; d’avoir profané le mystère de la consécration du vin, l’ayant tourné en dérision, en prononçant à voix basse dessus un verre de vin qu’il avait à la main les termes impurs mentionnés au procès-verbal, et bu ensuite le vin ; d’avoir enfin proposé au nommé Pétignal, qui servait la messe avec lui, de bénir les burettes en prononçant les paroles impures mentionnées au procès.