Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

adorer un Dieu de pâte ? qu’il faudrait mettre Ordinaire de la messe au dos du livre de la Pucelle ? » Poussé à bout, désorienté, de La Barre eut la naïveté de répondre que souvent d’Estalonde et lui avaient causé de leurs doutes « sur la religion. » C’était presque l’aveu du crime d’hérésie, dans les variétés duquel était compris l’athéisme.

« N’avait-il pas, encore, des collections de mauvais livres, tels que le Portier des Chartreux, la Religieuse en chemise, la Tourière des Carmélites, le Tableau de l’amour conjugal ? » Comment l’eût-il nié ? Les livres étaient saisis. L’accusé avoua donc, mais il ajouta sans nécessité qu’il préférait à ces ouvrages l’Esprit d’Helvétius et surtout… le « Dictionnaire philosophique ! » A ce moment il fut perdu ! Derrière lui venait, en effet, d’apparaître l’ombre même de Voltaire. S’il est vrai qu’à l’origine le juge voulût tirer vengeance de l’abbesse, de tous ceux qui avaient fait obstacle au mariage de son fils, il avait maintenant un motif plausible, d’intérêt supérieur, de portée générale, capable d’impressionner le Parlement, le Dauphin el son dévot entourage, d’entraîner même le roi. Condamner Voltaire, le frapper nommément dans son dictionnaire antichrétien, hisser sur le bûcher le livre, et la victime que le livre avait pervertie, cela devenait une affaire d’Etat, et une affaire de tous points opportune. Duval le comprit à merveille, et, après l’aveu du chevalier relatif au Dictionnaire, il se tint pour satisfait. C’est à peine s’il toucha dans l’interrogatoire au point qui en aurait dû former le principal objet.

« Que faisait de La Barre, le 9 août au soir, à l’heure où des criminels avaient mutilé la croix ? » demanda-t-il pourtant. Ici les réponses de l’accusé furent d’une absolue précision. « Il n’était point passé sur le pont ; ce soir-là il avait dîné chez l’abbesse, puis il avait joué du violon. Le soir, il était allé à un feu d’artifice, puis chez Mme Douville de Maillefeu où on avait dansé jusque vers minuit. » Ce criminel avouait toutefois qu’en rentrant à l’abbaye il avait bien pu arracher quelques chaînes de sonnettes chez des bourgeois, mais c’était tout !

Après le chevalier, Moisnel fut interrogé à son tour. Il était accusé, comme Lefebvre de La Barre, d’avoir manqué de respect au Saint-Sacrement le jour de la procession, et en outre d’avoir chanté la Madeleine et la Saint-Cyr, deux vieilles chansons de corps de garde. Cet enfant avait dix-sept ans, il était faible de constitution et timide. Le juge voulut le terrifier et le soumit à des tortures morales dans une scène dont Linguet nous a laissé un saisissant tableau. La méthode employée eut un plein succès : dans son trouble, le jeune Moisnel ne se borna point à s’accuser lui-même ; le 7 octobre 1765, il déclara « qu’il avait entendu