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la Somme, et il avait ce matin-là demandé à un matelot jusqu’où remontait le flux de la mer dans la rivière. Bien que la (paix fût conclue, depuis le mois de février, entre la France et l’Angleterre, le marin s’inquiéta d’une telle question. Il redit le propos, qui parvint au mayeur. Celui-ci aussitôt lit arrêter l’inconnu et voulut l’interroger lui-même. Ainsi se rencontrèrent pour la première fois le juge et l’avocat du procès de La Barre : Duval de Soicourt et Linguet.

Celui-ci avait vingt-sept ans et fort peu de bien ; mais il possédait un grand bagage littéraire, et la ferme volonté de conquérir dans le monde une renommée au moins égale à celle d’Alexandre, dont il avait, pour ses débuts, écrit l’histoire. En attendant, il parcourait l’Europe, tantôt avec des grands seigneurs tels que le duc de Deux-Ponts et le prince de Beauvau, auxquels il servait de secrétaire ; tantôt seul, poursuivant des rêves chimériques, mêlant le goût des mathématiques à celui de la métaphysique et des vers. Il ébauchait ici une invention industrielle, là des réformes sociales. Tourmenté du besoin d’écrire, mais très découragé par l’insuccès de ses premiers ouvrages, il hésitait entre les carrières les plus diverses, et n’était vivement éloigné que d’une seule : la carrière du barreau qu’il allait pourtant embrasser. Il avait voyagé en Portugal, en Espagne, en Hollande, et s’était un beau jour trouvé à Abbeville, où sa curiosité l’exposait maintenant à l’interrogatoire du soupçonneux mayeur. Linguet répliqua à Duval qu’il voyageait en philosophe « à la manière de Thaïes ou de Platon, » « se désaltérant au premier ruisseau, » étudiant la nature et les hommes, et s’inquiétant à Abbeville de l’action de la marée sur les cours d’eau. Pour établir qu’il n’était pas un oisif, inutile ou dangereux, il offrait de payer sa dette à l’hospitalière cité picarde, en donnant un cours gratuit de mathématiques. Le mayeur, penaud de sa méprise, se vit forcé d’agréer l’offre ; Linguet commença ses cours, qui eurent un grand succès parmi les jeunes officiers de la ville.

Il prit d’abord son logement chez la veuve Devérité, qui tenait une librairie. Les beaux esprits d’Abbeville venaient à cette boutique, où la conversation brillante, les saillies du nouveau venu firent bientôt événement. Dans ce petit cercle, tout était observé et noté de fort près par le jeune Devérité, gamin courant parmi les livres, qui, devenu plus tard député à la Convention, nous a laissé des indications excellentes sur cette partie de la vie de Linguet. De vagabond suspect, celui-ci devenait bientôt grand homme de province. Il nouait des amitiés précieuses, et se liait surtout avec M. Douville. En faisant fête à ce philosophe tombé des nues, l’ancien mayeur savourait le double plaisir de satisfaire