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ouvriers de Paris dans les vôtres, qu’on l’admire, qu’on imite sa façon de parler, de se tenir et de penser.

— Et quand ces races se rencontrent, monsieur, s’accordent-elles ?

— Toutes ne sympathisent pas à la caserne. Les malentendus sont fréquens entre Aragonais et Galiciens, entre Andalous et Catalans. Mais, en campagne, ou même en marche, il n’y a plus que des soldats espagnols.

— Et qui chantent ? Je voudrais bien entendre vos chansons de soldats !

— Je n’ai pas de voix, sauf celle de commandement, dit l’officier, avec un bon sourire sous ses grosses moustaches. Sans cela…

Il réfléchit quelques minutes, en regardant, par la portière, les horizons qui changeaient et s’élargissaient en grandes plaines :

— Je me rappelle quelques couplets… parmi ceux qu’on peut répéter. En voici deux d’une jota : « Un artilleur vaut mieux, — vêtu de son bourgeron, — que quatre cents fantassins, — en tenue de gala. — L’artillerie, c’est de l’or, — la cavalerie de l’argent, — les chasseurs et les fantassins, — c’est de la monnaie qui ne passe pas. » Je n’ai pas besoin d’ajouter, monsieur, que ce ne sont pas nos soldats d’infanterie qui chantent cela. J’entends encore plus souvent la chanson élégiaque.

— Par exemple ?

— Ce couplet d’une peteñera : « Quand je passe par ta rue, — j’achète du pain, et je vais mangeant, — pour que ta mère ne dise pas — que je viens là pour te voir. »

— Très joli !

— Ils sont amoureux, nos conscrits. Ils ont le cœur espagnol, très tendre, occupé de bonne heure d’un rêve féminin, et exprimant ce rêve, à la manière arabe, sur un mode très triste. Leur grande joie est de sortir avec la novia, la fiancée, quelquefois avec les novias entre lesquelles ils choisiront un jour. Aussi, la punition par excellence consiste à les consigner au quartier. Tenez, cette playera encore, qui doit être bien ancienne. Je vous préviens que je change un peu la fin : « Je te promets de t’envoyer, — quand j’irai à la bataille, — plus de cent cœurs de Maures, — dans un panier. — Dans un panier, — ô trésor de ma vie, — afin que tu en paves ta cour, — et que tu craches dessus ! » Et les Andalous ont aussi leur refrain favori, où revient sans cesse le nom de Séville. Je voudrais vous faire entendre ceci, dit par une voix jeune et bien timbrée : « Séville de mon âme, — Séville de ma joie, — qui ne voudrait être à Séville, — dût-il y dormir sur la terre ! »