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scène, celle de l’explication entre les deux jeunes gens ; au troisième arrivent toutes les scènes contestables, celles-là mêmes qui soulèvent objections les plus sérieuses, qui nous font craindre d’avoir les mal compris les intentions de l’auteur et qui gâtent notre plaisir. Dans le Pardon le premier acte et la moitié du second sont de l’allure la plus franche et du dessin le plus arrêté. Les hésitations commencent avec le revirement imprévu du caractère de Georges. Le troisième acte semble ne pas avoir été écrit de la même main. Tout y est incertain et indécis. On y devine le remplissage. Les acteurs eux-mêmes ne se sentant plus soutenus par leur rôle, débitent leurs répliques sans y mettre le même accent. On ne les suit plus. La pièce s’achève dans la double indifférence des interprètes et des spectateurs. On dirait que l’écrivain s’est avant le temps lassé de son œuvre et qu’il lâche la partie. — Cette même négligence fait qu’on accuse M. Lemaitre de manquer de vigueur. Il se contente d’indications où il faudrait des développemens ; il ne pousse pas une situation à bout ; il laisse ses personnages se raconter et analyser leurs sentimens au lieu de chercher à traduire ces sentimens en actes et à nous en donner une expression visible et tangible. Ces personnages ne nous apparaissent qu’en de superficielles esquisses; on se demande si l’auteur croit à leur réalité et si pour les faire vivre devant nous il a commencé par vivre de leur vie. Cela est grêle. Et cela est incomplet. L’impression dernière est d’une déception. On espérait un tableau : on est en présence d’une ébauche dont quelques parties seulement sont poussées et mises au point. M. Lemaitre, depuis six ans qu’il travaille pour le théâtre, n’est plus un débutant; c’est pourquoi on lui ferait injure en lui dissimulant la vérité. Tout ce qu’il met de pénétration dans l’analyse, d’acuité dans l’observation, de simplicité et de naturel dans le dialogue, et de vigueur même dans quelques scènes, sert surtout à nous faire regretter qu’il ne se soit pas cru encore obligé de faire l’effort nécessaire afin de réaliser l’œuvre complète qu’il nous doit, qu’il semble chaque fois près de nous donner et que nous en sommes encore à attendre.


RENE DOUMIC.