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l’idéal de quelques-uns d’entre nous ? et quels cris ne pousserions-nous pas, tous ensemble peut-être, s’il était question non pas même d’abolir, mais de modifier un peu profondément le régime des concours ! Le concours est en France le palladium de l’égalité. Comme les Chinois, nous avons mis le concours à l’entrée de toutes les carrières publiques, ou de presque toutes, — en attendant que l’on nomme les députés eux-mêmes ou les ministres au concours, — et, parmi les « conquêtes de 1789 », je n’en vois guère à laquelle nous tenions tous, plus et plus fermement qu’au concours, comme les Chinois. Les plus téméraires de nos réformateurs, ceux qui ont le plus médit des « examens » en général et du « baccalauréat » en particulier, qui n’est pas un concours, semblent avoir tous respecté le principe du concours ; et je ne dis pas qu’il aient eu tort d’agir ainsi, par politique, pour ne pas demander trop de choses à la fois, et parce que l’idée même du concours est devenue comme inséparable de la notion même de la démocratie ; mais il faut cependant savoir que, si quelque cause plus particulière a nui chez nous au progrès de l’éducation, c’est assurément et en premier lieu la superstition ou l’idolâtrie du concours.

Ce n’est pas seulement qu’elle entretienne chez la jeunesse une fièvre ou, pour mieux dire, une fureur d’émulation dont on a maintes fois signalé les déplorables conséquences. Tout le monde sait, — nous le faisions tout à l’heure observer, — que, de dix-huit à vingt-cinq ans, les jeunes Français ne travaillent qu’à s’éliminer les uns les autres du champ de la « lutte pour la vie ; » et tant pis pour les traînards ou les retardataires ! Mais, comme le concours n’a lieu qu’entre des intelligences, il ne fait donc connaître aussi que la valeur intellectuelle des concurrens ; et voilà ce qu’il y a de grave. Car, en mettant les choses au mieux, et en supposant que le succès ne soit pas un effet, — comme après tout on l’a vu quelquefois, — du hasard ou de la fortune, le vainqueur du concours est donc « plus intelligent » que les vaincus : en est-il pour cela « plus moral ? » Il a l’intelligence plus ouverte ou plus vive, et la mémoire plus tenace, ou la parole plus facile : en a-t-il pour cela le caractère mieux trempé ? C’est ce que ses « compositions » ne sauraient nous apprendre, ni même son « oral ». Nous avons constaté qu’il avait quelque teinture d’histoire ou de physique : nous ne savons pas s’il a quelque idée de la justice ou de la charité. Le volume du tronc de cône ou la préparation du phosphore n’ont plus de mystères pour lui : nous ignorons s’il a jamais entendu parler de dévoûment ou d’abnégation. Disons enfin le mot, il a de l’instruction : de quelle manière et pour quelle fin en usera-t-il ?