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Mais de ses souvenirs d’Orient, il semble qu’Isaac Rousseau n’ait pas dit un mot à son fils. Il n’avait point été frappé, semble-t-il, des spectacles qu’il avait eus sous les yeux, et qui ne lui avaient pas inspiré grand attrait. Il est curieux d’observer que cette lacune se retrouve aussi chez Jean-Jacques. Quand celui-ci vint habiter Venise, — une ville qui avait tant de fenêtres ouvertes sur le monde oriental, — il ne tourna jamais ses regards de ce côté. L’auteur du Café de Surate, celui de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, ont eu les yeux et l’esprit plus ouverts.

La belle-mère d’Isaac Rousseau mourut au printemps de 1710. Suzanne restait seule avec son fils François, qui avait cinq ans. L’isolement ne tarda pas à lui paraître triste et dangereux; elle rappela son mari. Il nous serait précieux de lire la lettre qu’elle lui écrivit alors, et qui le fit revenir. Nous donnerions beaucoup pour retrouver ces quatre pages ; mais nous n’avons pas une ligne d’elle, rien que sa signature au bas de quelques paperasses de notaires.


Voilà nos gens rejoints, et je laisse à penser
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.


Isaac Rousseau et sa femme eurent quelques mois de bonheur, et Jean-Jacques vint au monde. Huit jours après sa naissance, la fièvre puerpérale, qu’on ne savait pas alors soigner comme aujourd’hui, enleva la mère, et jeta le deuil dans la maison. Devenu veuf à quarante ans, Isaac prit chez lui sa sœur cadette pour tenir son ménage et élever ses deux enfans.

L’auteur des Confessions a fait une charmante peinture de cette aimable personne : « J’étais toujours avec ma tante, dit-il, à la voir broder, à l’entendre chanter, assis ou debout à côté d’elle, et j’étais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable m’ont laissé de si fortes impressions que je vois encore son air, son regard, son attitude ; je me souviens de ses petits propos caressans ; je dirais comment elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là. » On aimerait à avoir le portrait de « cette fille pleine de grâce, d’esprit et de sens » ; on n’a que celui de Mme Fazy, sa sœur aînée, qui nous représente une personne âgée et sérieuse.

Au temps où toutes deux étaient jeunes, le Consistoire, qui ne perdait de vue aucune de ses ouailles, avait eu un coup de férule à leur donner à elles aussi. A vrai dire, il n’y avait qu’une peccadille à leur reprocher. Un dimanche d’été, après le sermon de l’après-midi, assises dans la rue de la Cité à la porte de leur maison, — on voit comme les mœurs étaient simples, — elles