pouvoir, une autre souveraineté s’érigeant en rivale de l’État, se prétendant par droit divin, ou par droit de nature, supérieure à l’État et aspirant à supplanter son autorité. Pour grandes qu’on nous dépeigne leur puissance et leur arrogance, ni les grandes compagnies ni la haute banque ne rêvent d’assujettir l’Etat, ou de se rendre indépendantes de la loi. Si, comme les en accusent antisémites et socialistes, elles avaient la prétention de se soustraire à l’autorité de la loi; si elles venaient, ainsi qu’il arrive parfois aux ploutocrates et aux trusts américains, à sortir de leur sphère propre pour empiéter sur les droits et sur les attributions de l’Etat; si elles cherchaient à faire de la chose publique leur chose privée, et du gouvernement leur serf ou leur vassal, nous serions, ici, des premiers à nous révolter contre leur usurpation et à sommer les pouvoirs publics de les faire rentrer dans le droit commun. Sur le terrain économique, tout comme sur le terrain religieux, nous n’admettons pas que l’État relève d’aucune autre puissance ; mais pour établir ou pour maintenir l’indépendance de l’État, il n’est pas plus besoin d’asservir à l’État l’industrie que la religion. L’un et l’autre domaine doit demeurer libre, sous la protection des lois ; et tout homme qui tient à l’autonomie de la personne humaine a le devoir de défendre la liberté économique non moins que la liberté religieuse. Elles ont beau paraître d’essence différente et de prix inégal, la liberté du travail et la liberté de conscience sont, en réalité, deux causes connexes. Elles ont, dans le passé, triomphé ensemble ; et nous ne devons point être surpris si, des deux pôles contraires du monde moral, elles se heurtent souvent aux mêmes adversaires.
Il n’y a point, chez nous, de pouvoir industriel, — ce rêve d’Henri de Saint-Simon et de quelques saint-simoniens, — pas plus qu’il n’y a, chez nous, de véritable féodalité industrielle et financière[1]. Réclamer la suppression des grandes compagnies; inviter l’État à s’emparer des chemins de fer, des tramways, des docks, des mines, des assurances, des banques; pousser l’autorité publique à réunir en ses mains tous les facteurs de la production et à concentrer toutes les forces économiques de la nation, c’est vouloir transformer les citoyens en serfs de l’Etat. Car l’État, une fois maître de toutes les industries et arbitre des principaux facteurs de la production, les libertés politiques, frustrées du support des libertés privées, ne reposeront plus sur rien ; elles ne
- ↑ Voyez la Revue du 15 juin 1894.