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pouvoir absorbant qui ne lâche jamais ce qu’il tient. L’on se plaint, comme d’un mal notoire, de ce que le jargon des politiciens appelle « les centralisations financières, commerciales et industrielles[1]», et pour remède, on adjure les pouvoirs publics de tout concentrer aux mains de l’Etat centralisateur. C’est alors que le pays et les particuliers risqueraient de voir leurs droits méconnus et de tomber sous un joug autrement tyrannique que celui de la haute banque et des grandes compagnies.

L’étatisme, pour emprunter le barbare néologisme de démocrates qui prétendent identifier la toute-puissance de l’État et la souveraineté du peuple; l’étatisme, s’il vient, par malheur, à triompher, nous réserve le despotisme le plus lourd qu’ait connu le monde, depuis la victoire de la croix du Christ. Car, en élargissant à l’infini la compétence et les attributions de l’État, l’étatisme en décuplerait la puissance et en ferait pénétrer, jusque dans la vie privée, la main pesante et l’œil inquisiteur. Richelieu et Louis XIV opéraient au moins, d’habitude, sur ce qui semble du domaine propre de l’État; — et si haut qu’ils aient porté la gloire et la puissance de la France, nous ne pouvons plus nous dissimuler que, à force de concentrer tous les pouvoirs, ils ont affaibli les ressorts vitaux et les énergies natives du pays. De même que l’œuvre intérieure de Richelieu et de Louis XIV, de même que l’unification administrative et la concentration politique de l’ancien régime ont conduit la France à l’absolutisme royal, à une centralisation déprimante, à l’étiolement des forces locales, à l’usure des ressorts gouvernementaux, pour aboutir à la déification du Roi Soleil et au règne de la Pompadour ou de la Du Barry, la concentration des forces économiques aux mains de l’État conduirait la France nouvelle à la ruine des initiatives privées, à l’abâtardissement des volontés et des énergies individuelles, pour aboutir à une sorte de servage bureaucratique ou de césarisme parlementaire, énervant à la fois et démoralisant pour le pays appauvri[2].

Qui ne sait que, chaque fois qu’il empiète sur le domaine de l’industrie privée, pour tout ce qui concerne la production, la fabrication, le commerce, l’action de l’État est tout ensemble moins prévoyante et plus coûteuse, moins régulière et plus routinière que celle des particuliers ou des compagnies? Vérité si

  1. Ainsi s’exprimait, lors de la clôture de la session législative de 1894, le manifeste des députés radicaux promettant « de défendre les droits des individus et les intérêts de tous contre les monopoles et les centralisations financières, commerciales et industrielles. »
  2. Voir Taine, les Origines de la France contemporaine, le Régime moderne, t. I.