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et les politiciens. Entre la politique et la finance, le mieux serait de dresser un muret, s’il était possible, une cloison étanche. Ce n’est pas ce que conseillent la plupart de nos réformateurs : au lieu d’opposer une digue à l’irruption de la politique et des politiciens dans les affaires, ils demandent que les compagnies financières et les sociétés industrielles soient, étroitement, subordonnées à l’État et aux agens du pouvoir. Ce que les plus bruyans préconisent, sans toujours s’en rendre compte, — beaucoup ne sont même pas assez clairvoyans pour distinguer où conduit la route qu’ils veulent nous faire prendre, — c’est l’absorption de la finance et des grandes compagnies par l’État, c’est-à-dire, en dernier ressort, la confusion des affaires et de la politique, au profit des politiciens. Car la mainmise de l’État sur les compagnies, c’est, qu’on le veuille ou non, la mainmise de la politique et des politiciens sur toutes les grandes affaires.

On comprend que nombre de politiciens y poussent. Si tous nos députés ou aspirans députés, si tous nos conseillers généraux ou municipaux se pouvaient assurer-des rentes aux dépens du bilan des sociétés anonymes, les grandes compagnies auraient, dans les Chambres et dans la presse, moins d’adversaires. Mais beaucoup n’y réussissent point; ils sont trop, et leur compétence ou leur moralité offre trop peu de garantie. Inde iræ. Ceux qui se sentent exclus, à jamais, de cet Éden de la finance deviennent les ennemis irréconciliables de la « féodalité financière » qui n’a pas su leur faire une petite place dans son paradis. Leur rêve secret, rêve encouragé par la sottise du public, c’est que mines, assurances, chemins de fer, gaz, voitures, omnibus, banques, institutions de crédit, toutes les grandes affaires soient dans la dépendance du gouvernement ou des villes ; que tous les conseils d’administration ou de surveillance, toutes les places, hautes ou modestes, en soient à la nomination du pouvoir, c’est-à-dire au choix des ministres ou des municipalités. Ce serait alors vraiment l’âge d’or des politiciens. Quel accroissement d’autorité et d’influence pour tous les élus du peuple souverain! A défaut des emplois publics que nos législateurs s’ingénient à multiplier sans parvenir à satisfaire les appétits de leur clientèle, que de débouchés nouveaux pour les aspirans fonctionnaires ; que de postes lucratifs où caser ses enfans, ses parens, ses protégés, ses électeurs ! Avec les sociétés privées et les grandes compagnies, il reste des emplois, des fonctions indépendantes des pouvoirs publics, qui offrent un refuge aux vaincus de la politique, un abri aux esprits indépendans. C’est là un abus qu’il est temps de faire cesser. L’Etat démocratique ne doit admettre aucune carrière libre, aucune situation