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bonnement frapper le capital et l’odieux « capitalisme »[1]. Le fait, en tout cas, est acquis. Dans les compétitions industrielles ou commerciales qui ont succédé, chez les peuples civilisés, aux luttes à main armée des tribus ou des peuplades primitives, les sociétés, c’est-à-dire les petits, les faibles qui s’associent pour entreprendre ensemble ce qu’ils n’auraient pas la force de tenter isolés, sont frappés, par l’Etat démocratique, d’une sorte d’amende sous forme d’impôt[2]. Imaginez un champ de courses, où de petits cultivateurs syndiqués oseraient disputer le prix aux grandes écuries des amateurs en renom, et supposez que, pour être admis sur le turf, les chevaux achetés à frais communs par des paysans ou de modestes fermiers soient condamnés, de par les règlemens hippiques, à porter une surcharge de quelques kilogrammes : vous avez une image de notre législation républicaine sur les sociétés.


II

Par ce fait qu’elles représentent l’union, la fédération des petits capitaux appliqués à l’industrie, au commerce, à la finance, ces sociétés, si durement traitées par le fisc, semblent avoir pour mission d’émanciper les petits de la domination des grands. S’il leur était difficile d’évincer entièrement les grandes maisons, il semble, à tout le moins, qu’elles en devaient limiter ou contrebalancer le pouvoir. Et c’est bien ce qu’elles ont fait, en réalité, dans le domaine de l’industrie et même, quoique à un moindre degré, dans la finance; car, si l’on excepte une maison, la première il est vrai de la place, les sociétés de crédit ont, jusque sur le marché de Paris, distancé les banques individuelles. En province, leur victoire est complète[3].

Des sociétés qui se sont risquées trop loin sur les sables mouvans de la Bourse, beaucoup se sont enlisées. On a vu, plusieurs fois, en France et à l’étranger, des compagnies anonymes, sous la conduite de vaillans et parfois téméraires directeurs, engager, à coups de millions, une lutte ouverte contre la haute banque, cherchant à détrôner de vive force les potentats de la finance et

  1. L’augmentation de l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières est ainsi un des points du programme de certains « sociologues catholiques. » Voyez notamment l’Action sociale des catholiques, par M. l’abbé Naudet; Paris, 1894. — Cf. La Sociologie catholique, 1er juin 1894, p. 390.
  2. Récemment encore, à la fin de 1894, la commission extra-parlementaire de l’impôt sur le revenu n’hésitait pas à voter le texte suivant : « Les commerces et industries doivent être plus fortement atteints par l’impôt, lorsqu’ils sont exploités par des sociétés par actions que lorsqu’ils sont exercés par des particuliers. »
  3. Sur le rapide développement des sociétés de crédit, voyez, dans la Revue du 1er janvier 1895 , l’étude de M. le vicomte G. d’Avenel.