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Les compagnies s’emparent des premières places dans le royaume des affaires. Les ennemis du « capitalisme » les dénoncent comme le ministre favori du roi Capital et du dieu Mammon. Ils identifient leur empire avec le règne de l’argent, avec la ploutocratie, avec ce qu’ils dénomment improprement « la féodalité financière et industrielle. » C’est, nous l’avons déjà montré, une méprise singulière[1]. Ceux qui ne voient dans les compagnies qu’un rejeton et qu’un agent de la ploutocratie s’abusent étrangement. Les sociétés par actions sont le produit naturel, le produit spontané de l’état démocratique. Loin de toujours procéder des ploutocrates, elles ne peuvent naître et prospérer que dans les pays où les capitaux sont disséminés. Elles représentent le nombre, elles représentent les petits et les moyens capitaux, impuissans à rien entreprendre seuls, obligés, pour aborder les grandes affaires, de se coaliser ensemble. Elles représentent l’association; et dans notre monde moderne, dans notre France du moins, encore si malhabile à pratiquer l’association, le libre groupement des capitaux est presque le seul qui ait réussi à s’acclimater. Les intérêts matériels ont su faire, dans les domaines les plus variés, ce qu’ont rarement accompli, autour de nous, les intérêts moraux. Il est vrai que, presque partout, l’État, la loi, la politique se sont montrés moins défians des intérêts matériels que des intérêts moraux, n’osant interdire aux uns ce qu’ils n’osaient permettre aux autres. N’importe! si peu glorieux qu’il soit pour nos gouvernemens et pour nous-mêmes, force nous est de reconnaître le fait. La société anonyme ou en nom collectif, l’association des capitaux pour entreprendre des affaires, a été la seule forme d’association qui se soit pleinement implantée chez nous, la seule qui ait su se faire accepter de tous et pénétrer partout; et cela sans doute parce que, de toutes les associations, celle des capitaux était encore la plus urgente, celle dont notre civilisation industrielle eût pu)e moins se passer.

Tandis que certains nous dépeignent les sociétés, les grandes compagnies, comme l’instrument accoutumé, l’agent préféré de la ploutocratie, d’autres, et souvent les mêmes, prétendent découvrir en elles les précurseurs inconsciens et comme les pionniers involontaires du collectivisme futur. En ruinant sur leur passage les petites exploitations, en brisant impitoyablement les petits métiers, en abattant les cloisons et les murs des petits ateliers, en expropriant la petite industrie et le petit commerce, en habituant les peuples à la production en grand et en contraignant les

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1894.