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pas accepté la présidence au prix de leur liberté, et il se mettait du nombre sans « croire faire acte de fausse modestie. » En rendant le président de la République irresponsable, « on voulait le préserver, écrivait-il : on l’annule. » Il y aurait beaucoup à dire sur cette thèse, qui renferme certainement une part de vérité; mais les limites de cette chronique n’y suffiraient pas. A tous les exemples qu’a invoqués M. le duc de Broglie, et il les a choisis parmi les plus illustres, vient s’en ajouter un nouveau. M. Casimir-Perier n’a pas réussi à s’adapter à la Présidence de la République, telle que nos mœurs l’ont peu à peu transformée et peut-être déformée. M. de Broglie parlait d’un « Président relégué dans son palais, condamné au silence et à l’inaction, — n’ayant pas même le droit d’émettre une opinion, — surveillé par une presse jalouse qui lui interdit tout acte personnel, — et n’apparaissant au public que pour la décoration et la parade. » Chacun de ces traits semble écrit pour définir le supplice auquel M. Casimir-Perier s’est jugé condamné. On connaît les terribles propriétés du curare, ce poison dont se servent les sauvages et qui tue les nerfs du mouvement sans agir sur ceux de la sensibilité : l’infortuné qui est atteint de la flèche infectée souffre sans pouvoir le manifester, et meurt sans remuer, ni même respirer. M. Casimir-Perier s’est cru sérieusement à la place de ce malheureux : voilà pourquoi il s’est évadé de la Présidence comme d’une prison. On ne saurait l’approuver, car il a risqué de compromettre gravement les intérêts dont il avait la charge ; mais on le comprend et on le plaint, car il a dû souffrir beaucoup avant d’en venir à cette extrémité.

Il a eu le tort de procéder par un coup de théâtre, sans se rappeler qu’on a dit du théâtre qu’il était l’art des préparations. Il faut que le public soit d’avance dans le secret du dénouement qui va se produire : alors il prend violemment parti pour ou contre, en pleine connaissance de cause. Lorsque l’explication vient après, au lieu d’être venue avant, elle ne produit plus d’effet : c’est ce qui est arrivé au message de M. Casimir-Perier. Mieux aurait valu agir que parler ou écrire. Si M. Casimir-Perier avait demandé quelque chose à la Chambre et si la Chambre le lui avait refusé, une partie de l’opinion se serait déclarée pour lui. Si ses ministres réduisaient encore dans la pratique le rôle déjà trop restreint qui appartient légitimement au président de la République, il fallait le dire tout haut, et, cette fois encore, l’opinion se serait peut-être prononcée en sa faveur. Avant de quitter l’Elysée, M. Casimir-Perier aurait pu poser utilement un certain nombre de questions, et qui sait si elles n’auraient pas été résolues conformément à l’intérêt public ? Le principal inconvénient de sa démission, telle qu’il l’a donnée, est de n’avoir servi à rien, sinon à lui rendre sa liberté.

Du moins, le calme et la rapidité avec lesquels s’est opérée la transmission des pouvoirs prouve que, si nos institutions ont des défauts,