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directement à elle, écrivit à Charlotte, en ayant soin de contrefaire son écriture. Ce fut Caroline qui reçut la lettre des mains du facteur. Cette écriture déguisée lui parut suspecte, elle flaira quelque mystère, elle ouvrit le pli. Après s'être enfermée quelques instans dans sa chambre, elle sortit, en disant, le sourire aux lèvres, qu'elle allait se promener au bord du Rhin ; elle ne reparut pas. On la chercha toute la nuit, on la retrouva au matin étendue sur la berge. Cet ange s'était percé le cœur d'un coup de poignard.

Vingt-huit ans plus tard, un autre suicide de femme fit en Allemagne autant de bruit que celui de Caroline de Günderode. Charlotte Stieglitz avait épousé un poétereau qu'elle tenait pour un grand poète. Elle attendait d'année en année qu'il donnât sa mesure, se révélât au monde par un chef-d'œuvre ; rien ne venait. Elle pensa qu'une grande surprise, une grande infortune tirerait de sa torpeur ce génie engourdi et noué. Un soir, après avoir écrit quelques lignes à son faux dieu, s'armant d'un poignard qu'il lui avait donné, elle se frappa en plein cœur. Son exploit eut pour admirateurs tous les survivans du romantisme. Mais folie pour folie, celle de Caroline me paraît plus intéressante. Elle était sincèrement malheureuse. Elle avait longtemps cherché l'âme sœur, l'âme aimante qui devait partager ses joies et ses peines et l'aider à posséder, à mûrir son talent. Elle avait cru la trouver, elle s'était trompée ; elle avait couru après une ombre.

Conformément à ses dernières volontés, on l'enterra près des saules qui l'avaient vue mourir. Elle avait désiré aussi qu'on gravât sur sa tombe quelques vers traduits d'un poète hindou, qui lui semblaient résumer son histoire : « Terre qui m'enfantas, air que je respirai et qui nourris ma vie, feu sacré qui me tins lieu d'ami, fleuve qui me servis de frère et toi, éther divin, qui fus mon père, je vous rends grâces ; recevez le tribut de ma respectueuse tendresse. J'ai vécu avec vous ici-bas, et je pars pour un autre monde, vous quittant sans regrets. Adieu, frère et ami ; mon père et ma mère, adieu pour toujours ! » Elle s'était dit cent fois que, pour aimer la vie, il faut être deux, et la mort l'effrayait moins que l'éternelle sohtude du cœur.

G. Valbert.