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Moïse contemplant du haut de sa montagne la terre de promission, où il ne devait jamais entrer. Quand on a contemplé de loin le divin royaume, que peut-on regarder encore ? Il ne reste plus qu’à mourir. Elle était destinée cependant à savourer les douceurs et les amertumes de la grande passion, de l’amour qui fait vivre ou qui tue. L’homme qui le lui inspira était fort laid, et il avait des singularités qui le rendaient, paraît-il, presque ridicule.

Cet homme très laid était un savant de grand mérite. Il s’appelait Frédéric Creuzer. Après avoir été quelque temps professeur à Marbourg, sa ville natale, il fut appelé en 1804 à Heidelberg, et il devait écrire plus tard cette fameuse Symbolique des peuples de l’antiquité, qui lui valut l’estime des romantiques et l’honneur d’être membre de l’Institut de France. Il s’était marié avec une veuve qui avait treize ans de plus que lui. Que n’avait-il rencontré quelques années plus tôt cette chanoinesse qui avait de si beaux yeux et une taille de nymphe ! Dans le livre qu’il a intitulé : Souvenirs de la vie d’un vieux professeur, le nom de Caroline n’est point prononcé. Il s’est contenté de faire une vague allusion à son aventure, en disant « que les premières années de son établissement à Heidelberg furent pour lui une période de dures et et inoubliables souffrances d’âme et de cœur. »

On raconte qu’une fée s’amusa un jour à rendre éperdument amoureux un anachorète d’humeur grave, pour se donner le plaisir de voir comment il s’en tirerait. Creuzer s’en tira médiocrement, mais il ne souffrit pas trop ; c’était un de ces vases de terre qui vont au feu et ne s’en portent pas plus mal. Comment fit-il connaissance avec Caroline ? Nous l’ignorons et nous ne possédons, par malheur, aucune des lettres qu’ils s’écrivirent. Nous savons seulement qu’une amie, qui n’a pas dit son nom, se montra compatissante pour ces amoureux ; qu’en 1805 elle crut faire œuvre pie en favorisant leurs rendez-vous ; qu’elle mit à leur disposition sa maison de campagne. « Hélas ! ce ne sont là que des palliatifs, écrivait-elle, et je voudrais vous réunir à jamais. Ne pourrais-tu, de l’aveu de ta sœur Mina et de ton frère Hector, prendre un nom d’emprunt et, morte pour le reste du monde, t’en aller vivre avec Creuzer, si sa femme y consent ? » Après avoir donné à Caroline cet excellent conseil, l’inconnue se croyait obligée de lui faire un peu de morale : « Que sont, après tout, les choses de ce monde ? De purs néans. La plus belle vie n’est que le songe d’un fiévreux. Eh ! qu’importe à l’Être éternel que nos rêves soient agréables ou funestes ? Dieu te bénisse, mon ange, et te console ! »

Caroline en usa comme l’enfant qui avale la confiture et crache la pilule. Elle laissa sa morale à l’inconnue, mais son conseil lui parut bon, et elle résolut de le suivre, en y changeant toutefois quelque chose. Il répugnait à sa fierté de mendier le consentement de la femme