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on méprisait son Guillaume Tell, et Achim von Arnim se proposait d'en faire un meilleur. Caroline, qui avait ses hérésies, se permettait de goûter Schiller; onla tança, onl'engagea à se défaire au plus vite de cette dangereuse admiration. Savigny lui représenta que ce poète trop vanté sacrifiait tout à la recherche de l'effet, qu'il ne savait pas ce que c'était que le vrai sentiment, que pour faire croire qu'il en avait, il bouffissait, boursouflait son style et remplissait ses tragédies d'ennuyeuses déclamations, qu'il ressemblait à ces boutiquiers qui veulent faire les grands seigneurs et qui ont un train de maison que leur fortune ne leur permet pas de soutenir. Plus sévères encore étaient les jugemens portés sur nos auteurs classiques, sur les poètes français du grand siècle : « De froides abstractions, écrivait Frédéric Schlegel, des raisonnemens superficiels, l'antiquité mal comprise et des talens médiocres, il n'en fallut pas davantage pour créer en France tout un système de fausse poésie, reposant sur une fausse poétique… » — « La France, disait-il encore, nous offre l'étonnant spectacle d'une grande nation qui n'a jamais eu de véritable poésie, et qui a réussi sans trop de peine à s'en passer. »

Le secret de la véritable poésie est un genre particulier de sensibilité, qui est à la fois un don naturel et le fruit d'une éducation spéciale que le poète se donne à lui-même. Le premier point est de s'initier de bonne heure au symbolisme de la nature, d'apprendre à deviner le sens caché des choses. Quand on a découvert la fleur bleue et qu'on la contemple avec autant de recueillement que le yoghi hindou sa fleur de lotus, on possède le grand mystère. Qu'importent au vrai poète les individus, les événemens, les situations ? Pour lui tout est dans tout, et les moindres détails de cet univers sont à ses yeux les hiéroglyphes de l'amour éternel et de la vie divine, qu'il déchiffre sans effort. « Laissez venir à moi les petits enfans, a dit le Christ ; le royaume des cieux appartient à ceux qui leur ressemblent. » Les romantiques disaient : « Ayez une âme d'enfant, et la nature vous dira ses secrets. » L'enfant découvre partout des symboles ; il a des yeux de voyant. Les abstractions n'ont pas encore perverti ses sens, et il se mêle un peu de poésie à toutes ses perceptions. L'état parfait pour un poète est ce que Brentano appelait « l'enfantillage infini, die unendliche Kinderei. » Ni Racine ni Schiller ne s'en étaient avisés : aussi ne furent-ils pas de vrais poètes.

Au symbolisme de la nature il faut joindre le mysticisme chrétien. « Quand je lis les leçons de Frédéric de Schlegel sur l'histoire de la littérature, a dit Heine, il me semble que je contemple le monde du haut du clocher d'une église gothique. Je crois entendre sans cesse le son des cloches, parfois aussi le croassement des corbeaux voltigeant autour de la vieille flèche. Je respire l'encens de la messe, et je vois cheminer devant moi de longues files de pensées tonsurées. » Quoique