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première fois, il échappe à grand’peine aux manigances de Mme de Nort, amie de Sémonville. On a fermé la porte derrière lui, ces dames ne veulent pas le laisser sortir, elles le pressent « avec les manières les plus étranges. » Il eut à subir un plus rude assaut de Mme de Staël. La grande manieuse d’hommes s’est juré d’avoir le président du Directoire à sa discrétion; ne pouvant l’attirer dans son salon, elle le joint enfin à une fête d’ambassade : là, stratégie comique du bossu pour fuir la sirène. « Je parvins longtemps à l’éviter ; mais elle manœuvra plus habilement que moi et me bloqua dans l’embrasure d’une fenêtre. » Il avoue qu’il passa deux heures charmantes, dans un entretien délicieux, tantôt grave, tantôt enjoué.

Le mal incurable et le grand embarras du Directoire, c’est la dépréciation des assignats. Il y a dans les Mémoires de Dufort de Cheverny, le vieux traitant avisé qui regardait vivre la province pendant la Révolution, une observation très fine. A son dire, ce ne furent pas la guillotine et les proscriptions qui rendirent la Terreur insupportable à la masse de la population, mais bien plutôt la baisse du papier et la ruine générale. Je l’en crois volontiers. La guillotine, cela menace tout le monde et personne; mon voisin y passera peut-être, pas moi ; et, comme l’on dit, il n’y a que les autres qui meurent. La ruine, au contraire, frappe l’universalité des citoyens, à chaque instant; on prendrait son parti de mourir une fois, on ne le prend pas de cette paralysie générale. Alors s’élève le cri public, rapporté par Lavalette à Bonaparte : « Nous ne voulons plus de la Convention, nous ne voulons rien d’elle, nous voulons la République et d’honnêtes gens pour nous gouverner. » Le Directoire travaille, combine, s’efforce à ressusciter le crédit de son papier ; peine inutile, le tout-puissant agio bénéficie seul des opérations tentées. On vole partout et sur tout : émulation de rapines entre les fonctionnaires, les fournisseurs, les femmes à la mode, les militaires. Lareveillère ne tarit pas sur les exactions de ces derniers, peut-être parce qu’il ne peut souffrir les gens d’épée. — « Il m’a toujours semblé qu’on exaltait beaucoup trop la gloire militaire. » Pourtant il ne les calomnie pas : les Mémoires du joyeux Thiébault viennent encore de nous apprendre comment les généraux du Directoire emplissaient leurs poches, aux dépens des pays conquis et de la fourniture nationale. Ici, un point d’interrogation surgit devant les casuistes. Nous sommes unanimes à stigmatiser ces généraux pillards. Quelques années encore, et ils feront de plus grosses fortunes, mais ce seront les largesses de l’empereur. Personne alors ne contestera la légitimité de ces récompenses, nul ne respectera moins un maréchal parce qu’il