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I. L’Amenti ou le gouffre des ombres. — Les dernières cérémonies funèbres sont terminées. Le sarcophage de bois doré qui renferme le corps embaumé et qui reproduit la figure du vivant, debout à l’entrée de l’hypogée, a reçu les prières de la famille, les hymnes des prêtres, les libations des officians. Les pleureuses se sont tues; le banquet d’adieu a été célébré. Maintenant le mort est scellé et muré dans sa chambre de pierre, dans « la demeure d’éternité » . Que fait l’âme à ce moment ? Glacée de stupeur, elle suit son corps comme une épave attachée à un vaisseau naufragé[1]. Elle n’est plus qu’une ombre. Pourtant elle se sent un corps et des membres comme un homme. Ils sont lourds ; elle ne peut les mouvoir. Elle voudrait appeler, mais elle n’a pas de voix. Elle cherche à voir ; mais un voile épais s’étend entre elle et les choses. Sa propre atmosphère lui cache le soleil comme un crêpe noir. Elle flotte oppressée de silence, murée dans les ténèbres et l’angoisse. Mais voici la nuit. La lumière de la lune la pénètre d’une vibration magnétique, et de vagues phosphorescences jaillissent. Des mains, des bras, des larves humaines s’ébauchent. Les unes opaques, les autres grises; d’autres luisantes s’allument et s’éteignent tour à tour, l’étourdissent comme un vol de phalènes et de chauves-souris. Des mains la frôlent, la saisissent. Parmi ces visages elle reconnaît d’anciens vivans, mais en plus grand nombre sont les inconnus. Ils ont l’expression renforcée des vices ou des crimes auxquels l’àme s’est laissé entraîner pendant sa vie. Rictus lascifs, masques de haine, profils cruels et rapaces, grimaces hypocrites. Maintenant elle croit comprendre leurs chuchotemens : « Nous sommes les comploteurs des ténèbres, nous ouvrons le gouffre où tombent les mânes. Tu es à nous. Viens ! » Et comme la feuille emportée par le vent, ils l’entraînent dans un ouragan. Ils l’emportent au loin dans le cône de ténèbres que la terre projette derrière elle. Là elle plonge et roule éperdue, ivre de terreur, avec des milliers d’ombres, loin du soleil, loin de la lune, loin de tous les astres, dans les précipices du vide béant et froid. Là des multitudes d’âmes ténébreuses se pourchassent, tantôt pour s’étreindre, tantôt pour se déchirer, et recommencent avec une furie centuplée la ronde des passions terrestres. Quand l’âme défunte parvient à s’échapper de ce gouffre de vertige et d’épouvante, elle se réfugie dans la chambre mortuaire de son hypogée. Plutôt le néant de la dissolution et de la mort que l’hor-

  1. Le Livre des Morts suppose évidemment une âme peu initiée aux choses divines, de bonté moyenne, ni perverse ni supérieure. Par ses instructions, il veut suppléer à son ignorance. Car les purs, les saints, les prophètes étaient censés traverser rapidement l’Amenti et aller droit au monde divin.