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fui comme un songe, tout n’est plus qu’une masse d’ombre. Mais entre les troncs des palmiers, coule une fournaise d’or, et le couchant allume un incendie d’orange, de pourpre et d’indigo. L’atmosphère se bombe en cloche de cristal, saturée de lumière. Moment unique ; le bateau chemine toujours, mais si doucement qu’il paraît immobile à la surface du fleuve. C’est la rive qui a l’air de glisser comme le châssis d’un panorama. Maintenant le Nil est pareil à une immense lagune qui reflète les irisations du ciel, et des mirages naissent de son sein. On croirait flotter sur la barque d’isis, entre deux immensités, si entre le ciel et son double liquide, la rive n’interposait sa ligne opaque comme une eau-forte où les silhouettes noires des palmiers lointains dessinent une végétation de lotus et de roseaux. Enfin, tout s’obscurcit. Le couchant n’est plus qu’un arc bas tendu sur l’horizon, une porte d’or qui pâlit dans la fraîcheur de la nuit. Déjà Orion brille de toute sa splendeur vers le zénith, et des constellations inconnues de nos zones apparaissent au sud.

Trois jours durant, je suis resté sous l’incantation de ces merveilleux couchers de soleil et de ces nuits magiques. Ni le spectacle toujours changeant des rives avec leurs rochers à pic et leurs villes arabes, leurs troupes d’ibis voyageurs et leurs vastes perspectives sur le désert blanc semé d’oasis ; ni les hypogées de Beni-Hassan, vrais temples taillés dans le roc vif, ni la grotte de Spéos Artémidos qui se cache comme un repaire de lion dans une ravine de la chaîne arabique, ne purent en distraire ma pensée. Les beautés de la terre et les souvenirs de l’histoire me paraissaient futiles devant les magnificences du ciel que j’attendais chaque soir comme l’unique événement de la journée, toujours nouveau et toujours saisissant. J’en arrivai ainsi à observer les trois phases de la lumière sur le Nil après le coucher du soleil.

Le disque rouge et flamboyant a disparu derrière la chaîne libyque. Pareil à l’impalpable voile gris qui annonce la mort sur le visage humain, un frisson court sur le désert livide. À la place où le soleil s’est englouti, le ciel devient d’un jaune pâle. Il semble que tout soit fini et qu’à cette lueur blafarde va succéder la nuit sans transition. Telle est la première lumière, d’un effet sinistre et presque sépulcral. — Mais bientôt, le nimbe jaune se concentre en une arche d’or en fusion, reflet du disque d’Ammon-Râ dans l’atmosphère ; transfiguration du dieu mort dans l’âme palpitante de la terre amoureuse. L’arc orangé se fond à l’azur par les sept couleurs du prisme. C’est la deuxième lumière. Elle flamboie rapide comme un vertige de l’âme, où toute la gamme d’une vie ardente vibre une fois encore dans l’ivresse et le brisement de l’adieu. — Mais, à