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qui insuffle à la nature, aux genres, aux espèces, aux individus des âmes de vie et des principes intellectuels de plus en plus parfaits. — Ainsi pensaient les sages des temps anciens ; ainsi penseront peut-être les sages des temps futurs, sans oublier que le problème a deux faces, qu’il faut envisager tour à tour et faire concorder, mais que la face essentielle et primordiale est celle de l’âme et de l’intellect.

Le sphinx a dû sa fortune à cette idée mère et à l’étrange famille qu’elle enfanta. C’est lui qui protège l’arche d’Israël sous la figure des Kéroubs. Des ailes colossales lui poussent en Assyrie. Il reluit « comme un métal qui sort du feu » dans les quatre animaux à tête humaine de la vision d’Ezéchiel, qui se meuvent sous la gloire de l’Éternel, et qui représentent les quatre ordres d’esprits faisant marcher la roue des mondes. Il franchit les mers et s’en va épouvanter la Grèce aux portes de Thèbes, dans la légende d’Œdipe. Enfin il devient la Sphinge. Des seins provocans se bombent sur sa poitrine, dressant sur la neige des chairs molles des fruits rouges et savoureux, pendant que ses griffes fouillent la chair humaine et que ses yeux rutilent de tous les rêves et de toutes les curiosités. Image de l’éternel-féminin dans sa duplicité infernale et céleste. Mais toujours se joue en lui l’union troublante de l’animalité sacrée et de la pensée divine. Son antique et virile sublimité intellectuelle ne se révèle qu’au plateau de Gizèh, où il gît en sa vétusté immémoriale. Si jamais les hommes bâtissent un temple à la science et à la religion universelle, l’architecte devra asseoir le sphinx mâle sur son seuil.


ii. — les ruines de memphis et le colosse de ramsèsii. — coucher
de soleil sur le nil.

Yalla ! Yalla ! crient les marins arabes pendant que nous démarrons du quai de Kasr-el-Doubarah. Nous sommes une vingtaine de voyageurs à bord du Kahirèh, un petit vapeur qui doit nous mener jusqu’à la frontière de Nubie et nous faire voir, en chemin, les principaux monumens de l’Égypte ancienne depuis Memphis jusqu’à Philse. Le départ est gai, la matinée radieuse. Ciel de janvier, lustré comme nos avrils. Brise fraîche fleurant le printemps. À gauche, les rives populeuses du Caire regorgent de barques pressées les unes contre les autres comme des cigognes au repos. À droite, au delà de l’île de Gézirèh, une brume rose s’étend sur les pyramides. Des villas en ruine défilent et des terrasses verdoyantes de grenadiers.

Le Caire fuit derrière nous. Le fleuve devient si vaste qu’on ne voit plus que ses rives lointaines profilant leurs bouquets de