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Puis, ce fut le tour de la pyramide égyptienne. Elle apparut brusquement sous la lumière crue du désert, en sa nudité géométrique, et assis à côté d’elle, énigme des âges préhistoriques, le sphinx immémorial.

Ces deux vieilles civilisations n’ont d’abord intéressé que les érudits et les curieux. Mais voici que, depuis une vingtaine d’années, elles commencent à hanter l’imagination du public lettré, les rêves des poètes et la pensée des philosophes. Invinciblement elles nous attirent comme des sources nouvelles d’émotion et de sagesse, de poésie et de mystère. Quiconque médite aujourd’hui sur l’origine de la science, de la religion et de l’art, ne s’arrête plus à Athènes ou à Jérusalem : il prend le chemin de l’Inde ou de l’Égypte. D’où vient cependant que la plus accessible de ces deux civilisations, la mieux conservée dans ses monumens, celle dont on a presque intégralement reconstitué la chronologie et les mœurs, nous reste plus étrangère que l’autre, dont la littérature est un chaos de métaphysique et de mythologie ? Pourquoi, malgré tant de sarcophages ouverts et d’inscriptions déchiffrées, le génie de l’Égypte est-il pour nous comme une lettre morte et un tombeau fermé ?

Si nous consultons sur ce point l’écrivain qui représente le mieux la surface ondoyante de l’esprit contemporain, l’historien critique et penseur qui a exercé sur les dernières générations l’influence la plus subtile et la plus étendue, sa réponse sera aussi nette que caractéristique. Selon Ernest Renan, la race égyptienne a manqué non seulement du don poétique et créateur qui est le splendide apanage des races indo-européennes, mais encore du sens métaphysique et religieux. « L’Égypte, dit-il, est une Chine née mûre et décrépite, ayant toujours eu cet air enfantin et vieillot que révèlent ses monumens et son histoire… terre de la conscience claire et rapide, mais bornée et stationnaire. « En un mot pour Renan, le peuple égyptien n’a eu ni l’instinct du beau ni celui de la science : il a manqué d’idéal. C’est « une race plate, un pauvre peuple, conservateur étroit, gardien inintelligent de lettres mortes[1]. »

À première vue, ce jugement paraîtra d’une sévérité excessive à ceux qui ont reçu une forte impression du sphinx de Gizèh, du temple de Karnak ou des bas-reliefs d’Abydos. Il semblera injuste et superficiel, si on pénètre un peu plus avant dans les monumens de la littérature et de la religion égyptiennes. Lisez les hymnes au Nil et au soleil d’Ammon-Râ. Certes, ils n’ont pas la grâce vivante, le charme exquis et passionné de la

  1. L’Égypte ancienne dans les Mélanges d’histoire et de voyage.