Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/636

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ainsi, plus un objet paraît à la fois insolite et familier, plus on rit. Moins on est capable de sentir l’insolite et le familier, moins on rit. — Les degrés du rire correspondent donc aux degrés de la cause présumée : la cause présumée est donc la vraie cause.

Telle est la loi du rire. Il faut et il suffit qu’un objet, un fait, un mot. soient d’un côté absurdes et de l’autre familiers, pour que le rire ou l’envie de rire se produise. — Nous voyons maintenant ce qu’il y avait de vrai dans les théories du début : — oui, ce qui fait rire, c’est bien un contraste, mais c’est le contraste entre l’absurdité apparente d’un fait et sa réelle banalité ; — oui, ce qui fait rire c’est bien une dégradation, mais c’est cette dégradation spéciale d’un objet simple qui se présente sous des espèces absurdes ; — oui enfin, ce qui fait rire c’est bien la joie, mais c’est la joie spéciale de retrouver la raison dans l’absurde même[1].


Quelle est donc la nature psychologique du rire ? Notre esprit est une activité dont la fonction est unique : faire rentrer les objets nouveaux dans des catégories connues. L’intelligence humaine ne fait jamais autre chose. — Quand un objet ne trouve place dans aucune catégorie, il échappe entièrement à notre pensée : par exemple, les mots d’une langue que nous ne savons pas : c’est l’incompréhensible. — Quand un objet trouve place à la fois dans deux catégories qui s’excluent, il choque notre pensée : par exemple un triangle qui aurait quatre côtés : c’est l’absurde. — Quand un objet entre franchement dans une catégorie, nous éprouvons la satisfaction calme de penser, de connaître : c’est le rationnel. — Quand un objet, d’un côté est absurde, et de l’autre trouve une place toute marquée dans une catégorie familière, la pensée éprouve comme une secousse spasmodique : c’est le rire.


CAMILLE MELINAND.

  1. On trouverait de même beaucoup de vrai dans d’autres théories que nous ne pouvions toutes discuter. Il y en a une cependant que nous tenons à indiquer : c’est celle qu’un avocat à la cour d’appel de Paris, M. Philbert, dans un livre un peu mêlé, mais intéressant et riche, sur le Rire (1883), a exposée avec entrain. D’après lui, le rire est produit par une erreur aussitôt rectifiée. On voit tout de suite ce qu’il y a là de vrai et de faux.