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frappés et en concluent que la cause du rire est purement physique, qu’on perd son temps à la chercher dans l’esprit. Je crois qu’ils se trompent : l’état physique favorise ou empêche le jeu de la cause; il n’est pas la cause. — En effet, pourquoi le bien-être corporel nous dispose-t-il à rire ? C’est qu’il rend l’esprit plus libre et plus agile. Lorsque aucune sensation pénible ne monte des profondeurs de l’organisme, lorsque tous nos rouages jouent bien, lorsque rien n’y grince, notre esprit se meut avec plus d’aisance. Nous voyons plus vite ce qu’il y a d’insolite dans les objets, plus vite aussi ce qui s’y trouve de familier. Si nous rions plus, c’est que les deux faces des choses plaisantes nous apparaissent plus facilement.

Nous savons aussi que dans l’enfance et la jeunesse on rit davantage. Pourquoi? C’est que, dans l’enfance, l’esprit, plus neuf, trouve plus de choses insolites. L’enfant n’a pas encore d’habitudes fortes : il n’a pas encore pris de plis ; tout lui parait nouveau, tout étonne sa vue; rien n’est, pour lui, comme pour nous, régulier, prévu, normal, banal. De toutes parts s’offrent à lui des objets étranges, vite ramenés d’ailleurs à des cas connus. — De même, pendant toute la jeunesse, l’esprit, plus souple et plus rapide, perçoit plus vite le bizarre, et sous le bizarre, le familier.

Les femmes rient généralement plus que les hommes : c’est qu’elles ont l’esprit souple comme celui des jeunes gens, et clair comme celui des enfans.

Enfin le succès, la victoire, nous disposent à rire davantage. Le fait est si frappant que certains philosophes y ont cherché la cause même du rire : Hobbes[1] entre autres. Cependant la joie du succès n’est pas la cause : elle favorise l’action de la cause. Ce qui est vrai c’est que le succès stimule notre esprit, lui donne une légère ivresse : alors plus excités, nous voyons plus vite et reconnaissons mieux. — Le sentiment qu’on vient d’échapper à un danger grave produit une sorte de griserie analogue.

Inversement, les esprits lourds, épais, opaques, rient peu. Le rire marque parfois une insuffisance d’esprit : c’est l’inaptitude à rire qui marque la vraie indigence. — Une gêne physique paralyse le rire : l’esprit n’est plus assez libre pour rebondir de l’absurde dans le familier avec assez d’aisance. — Un échec, une déception, chassent la gaîté : occupés à revenir sur nos faux pas, absorbés dans la pensée de notre faiblesse, nous n’avons plus la vue assez claire et assez prompte. — De même l’angoisse d’un danger imminent sèche les sources du rire.

  1. « Le rire est un orgueil soudain, naissant de la perception soudaine d’une supériorité de notre être, comparée aux infériorités des autres ou à notre faiblesse antérieure. »