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qui les impose. Quand elles sont à la fois assez absurdes et assez naturelles, le rire éclate.

Que font maintenant les poètes comiques ? Ils font prononcer par un personnage un mot qui, pris en lui-même, est déraisonnable, et qui cependant semble tout simple, dès qu’on songe au caractère de ce personnage. Quand Alceste dit : « J’aurai le plaisir de perdre mon procès, » il dit quelque chose d’extravagant : un homme sensé ne peut prendre plaisir à perdre son procès. Mais, étant donné le caractère, le mot est si simple qu’il était presque prévu. — Quand Argan, au moment de contrefaire le mort pour mettre sa femme à l’épreuve, demande : « N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? » il dit quelque chose d’insensé, qui cependant paraît tout naturel, venant du Malade imaginaire. — Rappelons-nous aussi les vers d’Orgon :


Et je verrais mourir frère, enfans, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.


Ne retrouvons-nous pas là la double face que nous avons trouvée partout ? Ces mots, pris en eux-mêmes, sont absurdes ; et dès qu’on songe aux caractères d’Orgon et de Tartuffe, ils sont terriblement naturels. Par le sentiment qu’ils expriment, ils sont d’une extravagance féroce ; par l’idée qu’ils veulent exprimer, ils sont d’une simplicité naïve. Comme déclaration de principes, ils sont tellement inhumains qu’ils en sont déraisonnables ; comme peinture involontaire de la fausse religion, ils sont tellement justes qu’ils en sont niais.

On pourrait multiplier les exemples : passer en revue tous les mots bouffons, ou spirituels, ou comiques. Partout on retrouverait cet élément, seul constant dans la diversité des cas : sous le baroque nous apercevons l’habituel, sous l’absurde le normal, sous le surprenant le déjà vu et le souvent vu. Nous reconnaissons dans un fait imprévu un fait vulgaire ; un objet qui échappait à notre raison rentre de lui-même dans une catégorie familière. — La loi du rire nous apparaît donc sous cette forme provisoire : Ce qui fait rire, c’est ce qui est à la fois, d’un côté, absurde, et de l’autre, familier.


III

Mettons cette hypothèse à l’épreuve. Cherchons si elle ne serait pas démentie par certains faits, comme les théories exposées au début. Assurons-nous que cette cause est la vraie cause : qu’il suffit de la supprimer pour supprimer le rire, de la faire varier pour que le rire croisse ou décroisse.