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d’idées contradictoires : nous savons qu’il y a un œuf et nous voyons qu’il y a un oiseau, — rencontre et choc d’images qui s’excluent. Voilà, s’il en fut, un cas où l’on devrait rire, si la théorie de Dumont était vraie. Pourtant, nous le savons, on rit peu : un sourire tout au plus, si le tour est fait avec aisance et grâce, sourire de satisfaction, sourire esthétique; pas de rire.

Enfin une explication très intéressante a été proposée par Bain[1]. D’après lui, ce qui cause le rire c’est ce qu’il appelle une dégradation. Il veut dire par là que nous rions lorsque, dans une personne ou dans un objet respectés, nous apercevons brusquement quelque chose de dégradant, une mesquinerie, une faiblesse, une petitesse; lorsque, dans un personnage imposant, les infirmités de la nature humaine se trahissent; lorsque, dans une circonstance solennelle, quelque vulgarité nous ramène sur la terre; lorsque le petit côté des grandes choses, l’envers des grands hommes nous est soudain révélé. « L’occasion du rire, c’est la dégradation d’une personne ou d’un intérêt ayant de la dignité, dans des circonstances qui n’excitent pas quelque émotion plus forte. Dans toutes les théories du rire on a plus ou moins signalé ce fait important... Le risible naît lorsque quelque chose qu’on respectait avant, est présenté comme médiocre et vil ; car dépeindre comme mesquine une chose qu’on considère déjà comme telle, ne causerait aucun rire[2]. »

Que cette solution soit d’accord avec beaucoup de faits, voilà ce qu’il est impossible de nier.

Très souvent, le plus souvent peut-être, nous rions de quelque dégradation. Les mots risibles sont très souvent des mots qui font ressortir tout d’un coup le travers ou même le vice d’un personnage. Il suffit de relire l’Avare, le Misanthrope, Tartuffe, pour en trouver d’admirables exemples. — Dans une parodie la dégradation est l’essence même. — Nous rions du lapsus d’un orateur, parce qu’en plein essor sublime, l’homme, avec ses faiblesses, reparaît tout à coup : dégradation. — Un ronflement qui s’élève dans une assemblée d’hommes graves fait rire pour la même raison : sous la gravité se trahit l’humanité. — Les singes font rire parce que leurs mines, leurs attitudes dégradent jusqu’à eux l’homme qu’ils imitent. — En général, la fatuité, les prétentions, l’affectation, sont risibles parce que la vulgarité se voit à chaque instant sous le masque.

Pourtant ce n’est pas encore la cause véritable. Parfois nous avons le spectacle d’une « dégradation » sans avoir envie de rire.

  1. Bain, Émotions et volonté, p. 249 et suiv.
  2. Cette théorie a été reprise par M. Liard dans un joli discours de distribution de prix prononcé à Poitiers (Journal de la Vienne, 14 août 1872).