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un calembour nous révèle une liberté qui joue capricieusement avec les mots. Oui, si l’on y tient, une situation de vaudeville nous révèle une liberté (celle de l’auteur, sans doute), qui jongle avec les hommes et avec les vraisemblances. Oui, une grimace drôle révèle une liberté qui s’ébat aux dépens de l’esthétique. — Rien n’empêche d’exprimer ainsi les choses. Ce sont des mots qui en valent d’autres. — Mais il est non moins évident que souvent une liberté se manifeste à nous sans que nous ayons envie de rire : les extravagances d’un homme ne sont pas toujours risibles ; pourtant elles trahissent une liberté insouciante des règles. Les caprices d’une volonté, même quand on n’a pas à en souffrir, sont loin de faire toujours rire : ils surprennent sans égayer. Le mauvais goût d’un écrivain, les métaphores bizarres font parfois rire, mais pas toujours : ce sont pourtant les jeux d’une liberté sans lest. Pour que les extravagances, pour que les caprices, pour que les métaphores bizarres fassent rire, il faut qu’il s’y ajoute un certain caractère que nous aurons à déterminer : la liberté qui s’y montre ne suffit pas. — Mieux encore, une action hautement morale, un sacrifice héroïque, sont les manifestations par excellence de la liberté : y a-t-il rien de plus grave, de plus loin du rire? — Règle générale, dans toute œuvre dramatique, nous assistons au déploiement d’une liberté : pourtant toute œuvre dramatique n’est pas comique. Un coup de théâtre est presque toujours l’acte imprévu d’une volonté libre : il y a des coups de théâtre qui ne font pas rire. — Il est superflu d’insister. On voit assez que la théorie de M. Penjon, pour ingénieuse qu’elle soit, ne saurait avoir qu’une vérité relative.

Une autre théorie très répandue est la théorie du contraste. Ce qui fait rire, ce serait la perception brusque d’un contraste, entre l’attente et l’événement[1], entre l’apparence et la réalité, entre le masque et la figure, entre le ton et les paroles, entre la forme et le fond. « Le rire, dit Hegel, est un signe qui annonce que nous sommes si sages que nous comprenons le contraste et nous en rendons compte[2]. » L. Dumont[3] a exposé cette même solution sous une forme plus précise. D’après lui, le rire est produit par la rencontre, en notre esprit de deux pensées contradictoires. Deux idées ou deux images qui s’excluent mutuellement se présentent ensemble à nous : de là un choc, de là le rire.

  1. Cette théorie est celle que semble adopter Kant. Les mots dont il se sert dans la Critique du Jugement sont : « Notre attente se trouve tout à coup anéantie... La résolution d’une attente en rien. »
  2. Hegel, Esthétique, trad. Bénard, IV, p. 157-158.
  3. L. Dumont, les Causes du rire. — Voir aussi Théorie scientifique de la sensibilité.