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perdant. L’orage avait cessé de la veille, et la matinée, après ces jours de déluge, était admirable de lumière humide et brillante. Quoique les routes de la forêt, tracées à même un terrain de sable, eussent déjà bu presque toute la pluie, il en était trop tombé de cette pluie torrentielle pour qu’il n’en restât point dans les portions plus ravinées, les moindres des cours d’eau qui vont vers la rivière voisine avaient débordé, et nous devions sans cesse franchir quelque ruisselet transformé en étang, où nos chevaux baignaient jusqu’au poitrail. Sans cesse aussi nous devions sauter par-dessus des troncs qui jonchaient la route. Dans ces grandes forêts de Géorgie et de Floride, les nègres ont l’habitude de prendre la résine aux térébinthes en les entaillant. Cette entaille est si profonde qu’un passage de vent un peu fort suffit ensuite à casser l’arbre, et une véritable tempête s’était déchaînée sur toute la région pendant deux fois vingt-quatre heures.

— Les noirs appellent ces troncs tombés des ouragans, me dit le colonel en m’expliquant cette jonchée nouvelle, qui, elle-même, m’expliquait les anciennes, ce pourrissement dans le sol d’innombrables fûts entre lesquels poussait une végétation vivace et violente de palmiers minuscules, étalés, comme écrasés à terre, et soudain, hors de ce tapis de larges feuillages plats, jaillissaient de ces grands chèvrefeuilles en fleur comme j’en avais déjà admiré l’autre après-midi, tout mêlés de rose et de blanc, un rose si frais et un blanc si tendre. De colossaux jasmins jaunes s’entrelaçaient aux arbres. Des violettes s’ouvraient dans les herbes, larges comme des pensées. L’aboiement des chiens, qui maintenant suivaient une piste, commença de remplir ce paysage de printemps d’une rumeur pour moi bien étrange. N’ayant pas les préoccupations civiques dont je voyais l’empreinte sur les faces des cavaliers en train d’aller au pas, la bride autour du poignet, les yeux tendus, le rifle aux mains, j’avais le loisir de songer, et je songeais en effet que l’ardent appel de ces chiens féroces était écouté avec épouvante par sept ou huit malheureux, tapis dans les feuillées, immobiles, ou bien écrasant d’une course furieuse des fleurs toutes pareilles, écartant ces branches d’un bras frénétique, haletans de terreur, pantelans de lassitude. À une minute, la meute qui venait d’hésiter de nouveau s’élança sur un chemin de traverse avec une telle fureur que bientôt nous l’eûmes perdue de vue. Le colonel nous avait ordonné à tous de nous arrêter. Il écouta quelques instans avec l’attention profonde d’un vieux routier de guerre, habitué à traduire les bruits en distances :

— Les chiens sont arrêtés, dit-il enfin, ils en tiennent un. Il faut que nous nous déployions en éventail pour les cerner et l’homme avec eux…