Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur le bord refermé de sa bouche. Le colonel la saisit, de sa main velue, par le milieu du corps. Il rejette le paquet inerte dans la boîte, recloue le couvercle de trois coups de marteau, ramasse une par une les dangereuses défenses qu’il pose soigneusement sur le tambour de bois du perron, destiné aux cavaliers, et appelant un des nègres :

— Ce gros garçon (this big fellow) sera un peu étonné quand il se réveillera. Débarrassez-m’en, et ne prenez pas l’habitude de m’en présenter un nouveau chaque semaine…


À la seconde même où il venait de prononcer ces mots, ses yeux me rencontrèrent, des yeux tout gris et qui brillaient d’un singulier éclat de jeunesse dans sa face rouge. Il n’hésita pas plus sur mon identité que je n’avais hésité sur la sienne. La lettre d’introduction que je lui avais fait tenir le matin en lui annonçant ma visite pour l’après-midi, ne lui permettait guère le doute. II me salua par mon nom en me serrant la main et il me dit en français, sans autre préambule, avec cette immédiate familiarité américaine :

— C’est le sixième que j’opère ainsi depuis deux ans et le troisième de cette année. Voilà pourquoi je leur ai parlé comme j’ai fait. Ce Jim Kennedy qui ramasse cette boîte est le propriétaire d’une collection de monstres qu’il apprivoise je ne sais comment. Il va les montrer de ville en ville, de village en village, et gagner en quelques semaines de quoi ne plus travailler pendant des mois. C’est tout leur caractère à ces noirs, continua-t-il en haussant les épaules ; aussitôt qu’ils ont de quoi manger, vous ne leur feriez pas remuer le petit doigt…

— Mais s’ils sont heureux ainsi, colonel ? lui répondis-je.

— Heureux ? répéta-t-il avec brusquerie ; heureux ? Mais oui. ils ne le sont que trop. Seulement, c’est d’un bonheur de brute et qui les dégrade plus encore que l’esclavage. Oui, monsieur, affirma-t-il avec une insistance où je retrouvai le puritain dont on m’avait parlé, ils valaient mieux quand ils étaient esclaves, vous pouvez m’en croire. J’ai été un de ceux qui ont suivi M. Lincoln avec le plus d’enthousiasme. Et je ne discute même pas cela. Non, je ne discute pas. On n’est pas un homme quand on admet qu’il puisse y avoir un seul esclave au monde, dix-huit cents ans après Christ. Mais nous avons cru que nous avions fini quand nous les avons délivrés. C’eût été trop simple. Notre devoir commençait alors. Nous n’avons pas réfléchi qu’un être de race inférieure, comme ceux-là, ne passe point du coup à une condition supérieure sans danger. Vous verrez de tristes choses, monsieur, dans notre Sud, si vous y voyagez. Mais je vous