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nègres qui le regardaient, avec une attention haletante, vaquer à une étrange besogne. Il était penché sur une grande boîte de bois blanc, fermée de lattes disjointes. Elle devait contenir un animal singulier et singulièrement irrité, à juger par le bruit qui s’en échappait : celui d’une râpe frottée furieusement contre une substance très dure. M. Scott tenait à la main droite un bâton à l’extrémité duquel il avait fixé un énorme morceau de ouate et il promenait ce tampon à travers les interstices de la boîte, en l’imbibant de temps à autre avec le contenu d’une grande bouteille noire remplie d’un liquide de la couleur de l’eau. Je reconnus presque aussitôt l’arôme fade et sucré du chloroforme. Quelle était la bête que le colonel essayait d’endormir ainsi ? Le bruit de la râpe se fit un peu plus faible, plus faible encore. On l’entendit s’apaiser comme les gémissemens d’un malade envahi par un puissant anesthésique. Un nègre dit : « Il dort maintenant… » Le colonel versa le fond de la grande bouteille à même la boîte qu’il fourragea avec le bâton pour bien s’assurer de ce sommeil, puis, empoignant une tenaille, il arracha une des planches du couvercle et renversa la boîte. J’en vis sortir une tête d’abord, immobile, une monstrueuse tête de serpent, large comme ma main, triangulaire et plate, avec des glandes renflées. Elle pendait, inerte, comme flottante, à l’extrémité d’un cou dont la peau de dessous tremblait, molle et blanche, et le corps de la bête se déroula, s’écoula tout entier, long de huit pieds peut-être, plus gros qu’un bras et terminé à son extrémité par une petite queue composée d’une douzaine d’anneaux, comme taillés en rond dans de la corne grise. L’aspect de ce serpent à sonnettes était si hideux, si vraiment digne du nom de crotalus atrox donné par le naturaliste à cette variété, qu’il y eut parmi les nègres le remous d’un recul devant cette bête, pourtant inoffensive à cette minute. Le colonel, lui, avec la rapidité d’un opérateur qui sait que les instans lui sont comptés, ouvrit de son bâton la bouche formidable du monstre. Il la maintenait ainsi, la mâchoire levée et rose d’un horrible rose de chair vivante, avec la mince langue bifide comme collée au palais. Je le vis qui, de sa main libre, empoignait un instrument de métal, un de ces daviers dont se servent les dentistes. Le voilà qui assure la pince sur un des crocs de cette gueule qui s’ensanglante. Un premier effort, et il secoue sur le sol un des crocs du monstre, puis le second, puis un troisième, puis un quatrième, quatre longues aiguilles d’ivoire recourbées, horribles et délicats outils de morsure, qui, à cet instant même, contenaient assez de venin pour que de s’en piquer fût être assuré de mourir. La bête cependant continuait de dormir avec une bave de sang