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commencent à pénétrer au cœur de nos montagnes. Nous avons vingt mille hommes, là-haut, autour des puits.

— Mécontens ou heureux?

— Ils se plaignent moins de leur salaire que de l’exploitation des logeurs et des cantiniers. Cela suffit pour que le socialisme les tente, et fasse des recrues parmi eux. Grave danger, avec le caractère espagnol, si âpre, si énergique : souvenez-vous de Barcelone... Grave aussi parce que la propagande des idées subversives rencontre peu d’obstacles dans une foi diminuée. J’aime mieux ne pas toucher ce sujet triste. Vous vous apercevrez assez vite qu’il y a une lacune grave dans l’éducation morale de l’Espagne. Je préfère vous faire observer ceci : quand vous rencontrerez, dans le Sud où vous irez, une industrie florissante, un établissement bien tenu, une exploitation modèle, demandez de quel pays est le maître. Une fois sur deux, on vous répondra : « Il est des provinces du Nord, » ou : « Son père en était. »

Je rentre à sept heures du soir. Il fait nuit. J’avais essayé, le matin, de rencontrer l’illustre auteur de Pequeñeces, le roman de mœurs madrilènes dont une traduction partielle a paru dans le Journal des Débats. L’occasion s’était ainsi offerte à moi de visiter le collège du Deusto, le plus luxueux que j’aie jamais vu, espèce d’université libre, dont les élèves vont passer leurs examens, de droit ou de lettres, à Salamanque, mais on m’avait répondu : « Le P. Coloma est aux eaux, il ne reviendra probablement que dans deux ou trois jours, et vous serez parti. » Au moment où j’arrive au Terminus, le téléphone m’avertit que le jésuite-romancier est de retour depuis une heure, et qu’il m’attend. O chance du voyage ! Je cours, en songeant à la préface de M. Marcel Prévost et aux allusions qu’il fait à la vie, dans le monde, du P. Coloma.

Je trouve un homme d’un peu plus de quarante ans, assez grand, assez fort, d’un accueil très simple. Il a le visage carré, les traits réguliers, les sourcils nets et noirs, et une expression habituelle de lassitude, ou plutôt, il est de ces maladifs qui ont une physionomie à éclipses. Le jeu instinctif des muscles est devenu un effort chez eux. Mais dès qu’il parle, les yeux s’animent. Le sourire est fin, spirituel, je dirais presque : involontairement mondain. On sent très bien que ce religieux a souri dans un salon.

Nous causons littérature. Il me montre son manuscrit en cours de publication : de petites feuilles couvertes d’une écriture serrée, au crayon. « Je corrige beaucoup, me dit-il, je fais au moins trois copies de chacun de mes ouvrages. Et quand j’ai fini, je suis mécontent. » Il parle d’abord en français, mais bientôt l’idiome maternel l’emporte, et il me dit, dans un espagnol nerveux, abondant, que j’ai peine à suivre :