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II

Mais si les Romains s’établissaient en grand nombre dans les pays qu’ils avaient soumis, ce n’était pas leur coutume d’en exterminer ou même d’en expulser les anciens habitans. Nous ne voyons pas qu’ils aient agi ordinairement comme ont fait, en Amérique, les Anglo-Saxons, qui se sont simplement substitués aux indigènes et ont fondé des États où il n’y avait de place que pour eux. Les Romains avaient le sentiment qu’ils pourraient bien arriver à conquérir le monde, mais qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour l’occuper. Aussi ont-ils cherché partout à s’entendre avec les gens du pays. Nous avons vu qu’ils ne détruisaient pas les institutions existantes, quand elles étaient compatibles avec leur sécurité ; ils gardaient les anciennes municipalités et s’en servaient pour administrer leur conquête ; ils laissaient le pouvoir aux hommes importans de la contrée qui leur offraient des garanties. De cette façon les vaincus s’initiaient avec le temps à la vie romaine ; tout se faisait peu à peu et par degrés. Lorsqu’on croyait le moment venu, on leur conférait d’abord le droit latin, puis la cité complète. Même quand les nécessités de la politique forçaient Rome à agir avec plus de brusquerie et qu’elle envoyait une colonie dans une ville vaincue, elle ne dépossédait pas entièrement les propriétaires ; elle ne leur prenait qu’une partie de leurs biens, et comme le droit de la guerre lui permettait de prendre tout, et que c’était ainsi qu’agissaient tous les autres peuples, ceux qu’elle ne dépouillait qu’à moitié, au lieu de se plaindre de sa rapacité, étaient bien obligés de lui savoir gré de sa modération. Aussi oubliaient-ils assez vite le dommage qu’ils avaient reçu ; quand la blessure s’était fermée, les anciens habitans et les nouveaux s’accoutumaient à vivre ensemble et finissaient par se confondre. C’est ce qui est arrivé en Espagne et en Gaule ; la fusion des races s’y est promptement opérée. Après un siècle ou deux, tout le monde y était romain, et l’on aurait eu quelque peine à distinguer ceux qui venaient vraiment de Rome et ceux qui descendaient des Ibères ou des Celtes.

Pourquoi ce qui s’est passé dans ces deux pays ne se serait-il produit aussi en Afrique ? Rome avait-elle quelque raison pour y renoncer à sa politique ordinaire ? ou faut-il croire que les ennemis qu’elle y rencontrait étaient de ceux avec lesquels il lui était tout à fait impossible de s’entendre ? D’ordinaire les violentes antipathies qui empêchent que les peuples puissent s’accorder ensemble proviennent, ou d’un esprit national intransigeant, ou du conflit