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m’apprend que ce tamborilero qui se promène en habit bleu, bicorne et bas rouges, tenant sa flûte et son tambour, est un employé municipal qui a sa place dans toutes les solennités espagnoles. Grâce à lui, je comprends un petit geste, une nuance, mais curieuse. Nous causons avec deux Espagnols : je demande du feu à l’un d’eux pour allumer ma cigarette; il me tend la sienne, avec ce léger coup de doigt qui marque l’intention polie, puis, l’autre cherchant vainement dans sa poche une boîte d’allumettes, je crois pouvoir lui passer, à mon tour, la cigarette de mon voisin. Aussitôt, je remarque un mouvement de surprise, à peine esquissé, très vite réprimé. Le propriétaire du feu commun ne dit rien, il sourit même par courtoisie. Mais, quand nous sommes seuls, mon ami m’explique le mystère. « L’étiquette castillane a de ces fiertés, me dit-il, vous ne pouvez les connaître, vous les apprendrez peu à peu. Moi, je les aime, et je serais étonné si vous n’entendiez pas, un jour ou l’autre, citer ce proverbe : Un cigare espagnol n’en allume jamais qu’un. »

Je rentre à l’hôtel. Il est bâti à l’extrémité droite de la plage, et devant moi, dans l’éclat languissant des crépuscules de septembre, la baie commence à s’endormir. Elle est comme ces jolies femmes qui ont mieux que la beauté majestueuse : une grâce souveraine et qui émeut. Sa large bande de sable fin, les quais qui la bordent, les maisons neuves qui viennent ensuite, les collines étagées qui ferment l’horizon, suivent la même ligne courbe, régulière et précise, qu’interrompt assez loin, sur une roche avancée, le grand chalet de la reine, peint en jaune pâle jusqu’au premier, avec des hauts capricieux, tout roses de briques et de tuiles. La côte reprend au delà, promptement ramenée vers l’océan, et formée de montagnes dont les dentelures sont bleues, et dont, je ne sais pourquoi, pour un rayon sans doute qui rejaillit de la mer, l’extrême pointe est verte. Une passe étroite, lumineuse ; une autre montagne en face, ronde, boisée, couronnée par un fort, abritant la vieille ville, et voilà Saint-Sébastien.

La lumière décroît, et toutes les choses basses n’en ont plus que des reflets; il ne reste qu’un ciel d’or et comme un jet d’étincelles à l’ourlet des montagnes. Des barques reviennent du large, très lentement, cachées par leur voile molle. La foule remplit toute le Paseo de la Concha. Elle est calme aussi, sans beaucoup plus de couleur qu’une foule de nos pays français. La seule note espagnole que j’observe, c’est la durée de cette promenade, qui est un acte de la vie sociale, une occasion de se retrouver, de se saluer de la main ou de l’éventail, d’échanger quelques phrases de politesse, d’autant plus importante et plus volontiers saisie