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dans les nuits d’orage, aux troupes de chevaux qui passent, les naseaux bâillonnés pour ne pas hennir, aux barques plates, chargées de pièces de soie, et dont les rames font si peu de bruit que l’oreille des douaniers, gens de soupçon pourtant, croit n’avoir entendu que le glissement d’une truite ou d’une vague sur le sable.

Nous nous arrêtons précisément devant un nombre respectable de ces douaniers, qu’en Espagne on appelle carabineros. Il faut ouvrir nos valises, changer de train, mais, avant tout, subir la visite sanitaire. Le choléra n’a sévi nulle part en France, mais une ou deux bonnes coliques, constatées en pays marseillais, au temps des fruits mûrissans, suffisent pour mobiliser la médecine des frontières castillanes. Elle est représentée ici par un jeune homme rose, gras, très blond, qu’on prendrait pour un Allemand. Nous sommes bien quatre-vingts voyageurs, à la file indienne, gardés à vue dans une salle. Nous passons devant lui. Il nous demande d’où nous venons. J’étais prévenu. Je lui montre un billet d’Hendaye. Il me regarde, ne me trouve pas tout à fait l’air d’un Basque, n’en dit rien, et me délivre un papier, sur lequel il affirme que je ne présente aucun symptôme de choléra. Une petite note, au bas de la signature, me prévient que cette « patente de santé » doit être remise, dans les vingt-quatre heures de mon arrivée, à la mairie de Saint-Sébastien, afin qu’on puisse me visiter pendant six jours, et que j’encours, en cas de contravention, une amende de 15 à 500 francs.

J’ai préféré conserver la pièce. En remontant dans un wagon espagnol, qui ressemble à nos premières françaises, et n’est pas plus sale, quoi qu’on en dise, je fais mes débuts dans la langue castillane. Ils sont modestes, intimidés et balbutians. Je demande pourquoi tant de précautions inutiles. On me répond, avec esprit, qu’il faut distinguer, d’entre plusieurs autres variétés, le choléra administratif; que c’est le moins redoutable, qu’on le prolonge autant qu’on peut, et qu’il nourrit son homme. « Pour tous ces jeunes médecins, monsieur, voyez la belle clientèle : trois ou quatre demi-heures de consultation par jour, des patiens obligatoires, pas d’ordonnance et si peu de danger ! »

Nous suivons une chaîne de montagnes nullement farouches, en grande partie cultivées, dont les premières pentes, inclinées jusqu’à nous, sont couvertes de prairies, de maïs vert et de pommeraies. On boit du cidre, dans toutes les provinces basques, Guipuzcoa, Biscaye et Alava, même dans une bande des Asturies, près de la mer : celui de Gijon est renommé. Il est tombé de fortes pluies les jours derniers ; les montagnes gardent au flanc un voile de brume transparente que pénètre le soleil chaud ; l’herbe est verte et droite; les fermes, disséminées, ont cet air de gaîté des