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coutume, à défaut de l’indulgence, la pitié. On devine que si grande doit être leur détresse ! Ils se sentent ridicules dans ce tiraillement perpétuel de leurs projets contradictoires. Une bibliothèque promenée à travers l’Europe avec ses volumes dépareillés et usés par le voyage, tel est l’emblème qui semble à Benjamin symboliser assez exactement son âme. Avec sa manie de l’indépendance il est sans cesse dépendant d’autrui, en quête d’un conseil, en train de plaider sa cause et cherchant à justifier ses actions. Ne se suffisant pas à lui-même, il a besoin d’être approuvé. Il s’occupe de cette opinion qu’il affecte de dédaigner. Les personnes à qui il confie ses incertitudes et dont il implore dans des cas particulièrement embarrassés les bons offices, sont attristées, révoltées parfois de cet excès de timidité. C’est ce qui arrivait à celle qui fut son amie la plus fidèle et la plus dévouée, à sa cousine Rosalie de Constant. Elle remarque que la faiblesse de caractère a pour effet habituel de licier les meilleures natures, et d’y produire les pires défauts. L’un de ceux qu’elle lui reproche, c’est qu’avec un cœur sincère il trompe tout le monde. Cela même est inévitable et l’auteur du Journal en fait maintes fois l’aveu. « Je dois passer mon temps à mentir et à tromper la fureur qui m’épouvante… Soumettons-nous et dissimulons, c’est l’art du faible. » C’est un art sujet à beaucoup de mécomptes. Faute d’avoir assez de courage pour faire face aux difficultés, et parce qu’on veut sans cesse biaiser et ruser, finalement on s’embarrasse dans ses propres habiletés. On s’engage en des impasses d’où l’on n’a pas d’espoir de sortir à son honneur. On s’irrite. On s’emporte en violences. Cette amertume de langage, cette sécheresse et cette dureté dont Benjamin s’est rendu tant de fois coupable, ce n’étaient que d’autres aspects de la même faiblesse. — Aussi bien il s’est lassé de bonne heure d’essayer de donner à sa vie une direction qui lui échappe toujours. Il se résigne à y assister en témoin ennuyé et en spectateur narquois. Un demi-fatalisme lui sert à excuser cette défaillance suprême : « Je me laisse conduire en grande partie par la destinée, parce que je crois quelle est présidée par une intelligence bienveillante. » Il dira d’autres fois et plus simplement : « Il faut s’en remettre aux événemens… Que faire contre le sort ?… Faut-il se confier au hasard ? Va pour le hasard ! » Il sait pourtant mieux qu’un autre que ce mot de hasard est un mot vide de sens. C’est lui qui a écrit cette phrase profonde : « Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout. » Mais dans la déroute du caractère les circonstances reprennent leur empire. Elle s’en va à la dérive, prenant toutes les directions, subissant tous les heurts, virant à tous les détours de la route, cette vie sans guide… Quelle pitié ! Et comme il est juste ce mot de Benjamin Constant sur Adolphe « si misérable dans sa faiblesse ! »

Faut-il voir comment se traduit dans les actes le caractère dont