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Constant de rédiger son journal, de tenir registre des états de son âme et de noter les nuances de sa sensibilité, prouve assez que, quoi qu’il puisse dire, il s’intéresse à lui-même. Mais il ne s’intéresse pas à ce qui n’est pas lui. Il est indifférent aux autres. Cela mène à les mépriser. « Le genre humain est né sot et mené par les fripons. C’est la règle… » Voilà une règle bien étroite et bientôt formulée. Mais Benjamin s’empresse d’accepter cet aphorisme qui autorise tous ses dédains.

Le meilleur moyen pour élever une barrière entre les autres et nous, c’est la raillerie. Tel est aussi le ton habituel de la conversation de Benjamin Constant. Il avoue qu’il ne peut causer sérieusement. Cela n’a pas laissé que de lui nuire auprès de ses contemporains déconcertés et indisposés par cette manie de persiflage : « Ce qui m’a toujours fait du tort, ce sont mes paroles. » Les gens n’aiment guère à s’apercevoir qu’on se moque d’eux. L’avantage que trouve Benjamin à cette plaisanterie perpétuelle c’est qu’elle lui permet « de cacher ses véritables pensées », de réserver l’intérieur et de s’assurer cette indépendance dont il est si jaloux. Seulement le jeu qu’il joue est dangereux : on ne s’y livre guère impunément. Le pli de l’ironie une fois contracté ne s’efface plus. Ayant commencé par railler les autres on finit par se railler soi-même. Ainsi fait Benjamin, et il s’en vante : « Il y a en moi deux personnes, dont l’une observe l’autre… Je m’amuse de tous les embarras où je me trouve, comme si c’étaient ceux d’un autre. Je suis furieux, j’enrage ; mais au fond cela m’est absolument égal… La meilleure qualité que le ciel m’ait donnée c’est celle de m’amuser de moi-même. » C’est lui qui souligne ces derniers mois. Échapper à la duperie de soi-même, n’est-ce pas le suprême effort d’un esprit libre ? Ce détachement lui semble très philosophique et signe d’une intelligence supérieure. Il ne sait pas, ce moraliste pénétrant, que la dernière illusion à laquelle nous ayons le droit de renoncer c’est celle qui nous fait croire en nous.

Cette sensibilité ardente et désenchantée et ce tour d’esprit ironique en se combinant aboutissent à faire de Benjamin le plus irrésolu des hommes et le plus inconsistant. Son esprit indécis et flottant est incapable de se fixer. Il hésite, perd le temps d’agir et ne conçoit un projet que pour l’abandonner au moment de l’exécution. « Après avoir pris toutes mes précautions pour partir et voyager toute la nuit, ma chambre était chaude, mon lit bon : je suis resté et c’est l’image de tous mes projets. » Ç’a été le supplice de toute sa vie. — Il ne fait pas difficulté de l’avouer quand il est seul avec lui-même et quand il s’examine. Il essaie de s’en défendre quand on le lui reproche ; et comme il est raisonneur subtil et sophiste ingénieux, il se trouve des excuses qui peuvent faire illusion. Ce qu’on appelle du nom d’indécision et pour quoi les hommes ont coutume d’être sévères, ne serait-ce pas tout simplement le produit d’une intelligence plus clairvoyante et qui aperçoit d’abord les objections ? « C’est une accusation