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n’est pas de l’art. Le plaisir un peu paradoxal que nous prenons à leurs déviations de la nature, à leurs raffinemens de la grâce, à leurs exagérations du sentiment, à leurs néologismes de style, à leurs subtiles grimaces, à leurs mystérieuses gesticulations, à toutes ces intentions d’agir sur notre cerveau plutôt que sur nos yeux, ne doit pas nous entraîner hors de la pleine lumière et de la franche beauté. Car ce plaisir est au fond plus intellectuel qu’esthétique : c’est celui qu’on prend à Shelley et à Swinburne : ce n’est pas celui qu’on prend à Van Dyck ou à Velasquez. Il flatte notre vanité de penseurs plus qu’il n’excite notre tendresse d’artistes. Il est mêlé de retours égoïstes, de curiosité psychologique, de fatuité intellectuelle. On peut le goûter un instant, comme une liqueur sans nom et sans âge, un produit de crus différens, qui amuse le palais en l’intriguant. Mais il ne faut pas en faire sa boisson habituelle, ni surtout en colporter la recette et en recommander la fabrication. Car si le flacon importe peu pourvu qu’on ait l’ivresse, il importe beaucoup qu’on ne mêle pas tous les flacons ensemble, parce qu’à ce jeu ce n’est plus l’ivresse qui se gagne, mais l’ivrognerie, et le goût est pour toujours émoussé. L’artiste intellectuel, l’artiste psychologue, l’artiste intentionniste, en un mot, se donne des peines infinies pour exprimer, en dix ans et dans un grand tableau, des sentimens que son confrère, le poète ou le romancier, nous procurera, en dix lignes, plus vifs, et plus profonds. Et pendant ce temps, il oublie de nous procurer des sensations que le littérateur ne pourra jamais nous donner. Quand par hasard Benozzo Gozzoli veut nous expliquer théologiquement le Triomphe de saint Thomas d’Aquin sur Guillaume de Saint-Amour, ou quand le Pérugin tente d’illustrer les idées d’Isabelle de Mantoue sur le Combat de l’Amour et de la Chasteté (deux toiles de la galerie des Primitifs, au Louvre), ils nous donnent une théologie fort obscure, un poème fort embrouillé, mais en revanche ne nous donnent pas leurs merveilles plastiques des Uffizzi ou du palais Riccardi. Induire l’art plastique à exprimer l’âme humaine, c’est donc tout simplement le supprimer en le faisant rentrer dans un autre, qui ne s’en trouve pas notablement enrichi. Car dès qu’on veut rendre un tableau suggestif, on surcharge la composition, on bistourne les membres, on multiplie les détails, pour que nous soyons avertis de la pensée de l’auteur ou jetés dans le champ des hypothèses. On ne choisit plus les formes pour leur beauté, ni même pour leur vérité, mais pour leur signification, ou pour leur mystère. On fait en quelque sorte des rébus.

Le rébus anecdotique d’Hogarth d’une part, — le rébus psychologique de Burne-Jones, de l’autre, — toute la peinture anglaise