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contrastent heureusement avec les épouvantails grossiers et les suggestions désagréables, si notables dans l’art que patronne le goût français. » Et pour que nous sachions au juste ce qu’est le goût français, elle nous avertit ailleurs que c’est, « en matière de sentiment, la recherche de la médiocrité. » Ruskin dit en s’adressant à ses élèves : « Il faut regarder les Grecs quelquefois, non pas continuellement, et jamais comme des modèles à imiter. Car vous n’êtes pas des Grecs, mais, meilleurs ou pires, vous êtes des Anglais, et vous ne pouvez pas, quand même vous feriez mille fois mieux que vous ne faites, produire quelque chose de bon en dehors de ce que vos cœurs anglais vous inspireront et ce que les cieux de l’Angleterre vous enseigneront. » À l’autre pôle de l’esthétique, Millais dit de même : « Il y a parmi vous une bande de jeunes gens qui, quoique Anglais, s’obstinent à peindre avec un accent français bâtard, tous paraissant désireux et satisfaits de perdre leur identité dans l’imitation de maîtres français qu’il leur est absolument impossible, de par leur constitution et la nature des choses, de copier avec honneur soit pour eux-mêmes, soit pour leurs modèles. » Et aucun ne met en doute que les cœurs et les cieux de l’Angleterre ne puissent inspirer un art supérieur à celui de tous les temps et de tous les pays. « Voici une esquisse de quatre têtes de chérubins, d’après Reynolds, à Kensington, qui est une chose incomparablement plus belle que tout ce que les Grecs ont jamais fait, » dit Ruskin. Et Millais : « Placez un Rembrandt de premier ordre, un Reynolds de premier ordre et une œuvre contemporaine de premier ordre côte à côte ; jugez-les en tenant compte de la différence apportée entre eux par la patine du temps, et vous trouverez qu’il y a peu de sujets de gémir de la décadence de l’art. Au contraire, vous serez fiers de notre art d’aujourd’hui. » — Ils tirent leur espoir de rapprochemens fort inattendus et, dans les Deux Chemins, il y a une boutade de Ruskin qui vaut toute une esthétique : « L’empire des mers, dit-il, semble avoir été associé, dans le passé, avec l’empire des arts. Athènes eut les deux ensemble, Venise aussi. Mais pour autant que notre puissance sur l’Océan dépasse la leur sur l’Egée ou l’Adriatique, nous devons nous efforcer de rendre notre art plus largement bienfaisant que le leur, quoiqu’il ne nous soit pas possible de le rendre plus noble, et ainsi de réaliser, dans leur sens impératif comme dans leur sens prophétique, ces grandes paroles du vieux Tintoret :

Sempre si fa il Mare maggiore. »

Ainsi vu dans son ensemble, l’art anglais contemporain est né d’un grand effort, d’une haute et prodigieuse obstination vers le