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Produite ainsi par tous, l’œuvre d’art restera-t-elle le privilège de quelques-uns, comme le tableau de chevalet ? — Non, il faut qu’elle devienne la propriété de tout le monde. Alors, elle sera vraiment l’œuvre utile par excellence. « Quand vous verrez des teintes délicates et harmonieuses et de beaux modèles dans les fabriques de fenêtres ; quand vous verrez de jolies robes dans la rue exprimant les belles formes de celles qui les portent avec la grâce qu’ont les fleurs ; quand vous sentirez un certain sens de rapport, d’harmonie des teintes dans les plus vulgaires arrangerons de papier et de peinture dans vos intérieurs ; lorsque vos chaises et vos lits montreront des lignes gracieuses ; lorsque vous trouverez, sur la table, des livres qui auront été considérés par leurs imprimeurs et leurs dessinateurs comme des œuvres d’art autant que de littérature, et ainsi donneront un double plaisir puisqu’ils satisferont plus qu’un de vos sens, alors vous commencerez de penser que quelque chose est survenu, qu’un esprit nouveau a soufflé sur le pays pour que de tels raffinemens soient possibles au moindre citoyen, en pensant qu’on n’eût pu, autrefois, les obtenir ni pour or ni pour amour[1]. » — Si l’on veut cependant utiliser les grandes conceptions des créateurs de palais, de tableaux, de pompes aristocratiques, qu’on les utilise du moins à des palais où tout le monde peut aller, à des tableaux que tout le monde peut voir, à de grandes manifestations populaires. Nous avons vu que c’est l’idée de Watts. C’est aussi celle de Ruskin, et il estime que les grandes œuvres du moyen âge doivent à cette idée leur naissance et leur éclat. « La première condition de vie pour l’art, c’est qu’il exprime des choses vraies ou qu’il embellisse une chose utile. À l’époque bénie du XIIIe siècle, l’art exprima une religion que les âmes étaient alors capables de comprendre et orna les édifices de citoyens qui mettaient leur plus grand bonheur dans l’honorabilité privée et la magnificence publique. Nous disons publique, car les mœurs étaient simples et c’est pour les monumens du peuple tout entier que travaillaient ces peintres, ces sculpteurs, ces joailliers, ces forgerons, ces brodeurs, ces charpentiers qui formaient, avec les marchands, un important tiers-état. C’est l’époque où l’on construit le canal de Naviglio grande qui amène à Milar, les eaux du Tessin à trente milles de là, les murs de Milan,.es deux entrepôts de Gènes et les murs de leurs quais et de leurs aqueducs. Ces immenses travaux faisaient surgir des légions d’ouvriers et d’artistes qui, en ce temps-là, se confondaient, chaque artisan étant un peu artiste. On les paie raisonnablement ; ils ne sortent

  1. Walter Crane, The english revival of decorative Art.