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Berger mercenaire, on n’aurait aperçu ni les loups courant sus aux moutons, ni ceux-ci franchissant la limite du pâturage pour aller brouter des blés verts qui leur sont pernicieux, ni l’oiseau de proie planant sur le troupeau, ni même l’espèce de papillon que tient la bergère et qui est d’un funeste présage : on n’aurait vu qu’un paysan courtisant une paysanne, et toute la signification morale de la parabole eût été perdue. Pour la sauvegarder, il fallait peindre avec précision, avec définition, c’est-à-dire avec sécheresse, tous ces détails, même à l’arrière-plan. Et ainsi, à mesure que l’idée devenait plus précise, la couleur devenait plus dure et la touche plus mesquine. C’est là le résultat de l’art suggestif. Quand on ne veut rien perdre de la conception intellectuelle d’un tableau, on s’oblige à respecter outre mesure les détails du dessin. Si une touche heureuse emporte la ligne, brouille les détails, on ne saisit plus aucun sens. Car le dessin est ce qu’il y a de plus intellectuel dans un tableau, comme la couleur ce qu’il y a de plus sensible. C’est par les minuties de celui-ci qu’on fait entrer les idées dans les cerveaux, non par les jeux de celle-là. Du moment qu’une peinture est idéographique, elle se condamne à ne plus être hautement esthétique. Les rébus ne sont pas de l’art.

Nous pouvons nous faire maintenant une idée assez claire de le couleur et de la facture anglaises : brillante jusqu’à la crudité, définie jusqu’à la sécheresse. Mais s’il fallait un trait de plus qui servît à préciser leur opinion sur ce point, comme on dit qu’on peut juger les gens par leurs antipathies autant que par leurs préférences, nous demanderions ce trait à l’artiste qui bouleverse le mieux les théories et qui résume le plus complètement les antipathies d’outre-Manche, — à M. Whistler. Nulle œuvre ne choque les Anglais plus que celle du peintre américain. Ils veulent un sujet, légende ou histoire, et il ne leur donne qu’une Harmonie ; ils cherchent des gestes étudiés, et il ne leur offre pas même un contour ; des couleurs vives, et ses personnages se noient dans l’ombre ; une forte matérialité : body, et ils fuient insaisissables, ne montrant parfois que le bout de leur talon ; du détail superflu, et il ne leur fournit même pas l’ensemble nécessaire. Aussi l’exemple de M. Whistler a-t-il servi aux artistes anglais à fixer leur esthétique, et ce qu’on pourrait appeler leur jurisprudence de la couleur. Quand je parle de « jurisprudence », ce n’est point par métaphore. C’est bien devant les tribunaux anglais qu’a été jugée l’esthétique de M. Whistler, dans ce fameux procès contre Ruskin, qui, au dire de l’attorney général, a été « le plus grand amusement qu’ait jamais eu le public anglais. » On se rappelle peut-être les circonstances. C’était