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s’ils avaient conservé l’habitude de les délayer copieusement, avec de l’huile d’abord, et ensuite, sur la palette, avec des essences. Car plus il y a d’huile dans un tableau, plus il noircit. Beaucoup d’amateurs l’ignorent et s’obstinent à employer des couleurs très liquides ; mais les artistes le savent parfaitement, et M. Vibert a écrit avec raison que « toutes les essences font jaunir et noircir la peinture. » Il fallait donc, si l’on poursuivait la vivacité et la solidité de la couleur, proscrire jusqu’à un certain point la fluidité de la touche. Watts, particulièrement, s’est astreint à n’employer que des couleurs très sèches, à chercher le corps, body, aux dépens de la finesse, et tous ses confrères, à des degrés divers, comme Herkomer, ont suivi cet exemple. Assurément ils ont poussé trop loin les conséquences d’une idée juste, et, sans se noyer dans l’huile, ils eussent pu adopter une manière plus large et moins pénible. Mais cette peine et ce labeur ne choquent nullement un Anglais. Il y trouve plutôt la preuve du travail, de l’opiniâtreté, et l’assurance que l’artiste a bien gagné sa journée. Il sait d’ailleurs que cette peinture est solide ; que, par exemple, l’Été de Burne-Jones, peint en 1868, est, grâce à sa sécheresse, aussi clair aujourd’hui qu’au premier jour. Et, chez lui, l’idée d’intégrité commerciale l’emporte beaucoup sur l’idée de charme, de grâce et de fantaisie. Il se dit : « Cette couleur est désagréable, mais solide, intègre ; ce travailleur est consciencieux et moral. » Y a-t-il des fautes, il ne les regrette pas, se souvenant avec Ruskin que « les fautes sont les signes des efforts. »

Ensuite, cette facture, sèche mais nette, petite mais définie, où rien n’est baveux ni brouillé, permet d’apercevoir les plus menus détails, les plus infimes accessoires ; et, comme ces détails ont tous, dans un tableau anglais, une haute signification, renforce, s’il est possible, l’intellectualité du sujet. Quoi de plus intellectuel que les gravures d’Albert Dürer et quoi de plus sec ? On peut même dire que, jusqu’à un certain point, un sujet littéraire s’accommode mal d’une facture large, facile et savoureuse. Si Millais, dans son Passage du Nord-Ouest, avait peint son citron, son verre et sa lunette, comme Delacroix a peint son orange et les autres objets de premier plan d’Une Noce juive au Maroc (au Louvre) et son drapeau comme une loque de M. Louis Deschamps, il aurait fait un tableau bien meilleur, mais où l’on n’aurait vu ni le grog, ni la lunette, ni le drapeau, ni en un mot tout ce qui avertit qu’on est en présence d’un vieux navigateur et que la contraction qu’on lit sur son visage est provoquée par les souvenirs de son ancienne carrière. Si Hunt avait traité largement, comme Diaz, le fond de son paysage dans le