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brun son gazon. Il a vu la couleur et l’a représentée comme elle était, perceptiblement verte ; seulement elle s’est changée avec le temps en cette belle couleur moelleuse qui est maintenant la sienne. Cependant il est, de nos jours, beaucoup de gens qui ne veulent pas voir un tableau où il entre du vert. Il y a même des amateurs qui, en faisant une commande à un artiste, stipulent que la toile n’en contiendra pas un atome. Pourtant le Dieu tout-puissant nous a donné le vert, et, vous pouvez l’en croire, c’est une belle couleur[1] !… »

Certes il n’y a rien d’invraisemblable dans l’hypothèse de l’éminent académicien. Seulement, si elle contient un aperçu critique destiné à éclairer bien des choses lorsqu’on parle des maîtres anciens, on ne saurait y trouver, à aucun degré, la justification de l’école anglaise moderne. Car si le Titien a fait son gazon vert, et si ce vert a passé, nous pouvons augurer, d’après toutes celles de ses couleurs qui ont tenu, que ce vert était juste et non faux. Et, au contraire, si, d’aventure, les herbes vertes du Royaliste proscrit devenaient brunes dans deux ou trois cents ans, il resterait encore assez de fausses touches dans la toile de sir John Millais pour donner à penser que son vert était criard, comme il l’est en effet. C’est que la question n’est pas dans le degré d’intensité des tons, mais aussi et surtout dans leur degré de justesse. Les couleurs des Anglais ne nous choquent pas tant parce qu’elles sont vives que parce qu’elles sont fausses et que le rapport des teintes est manqué. Nous croyons volontiers que les tableaux du Titien, encore sur le chevalet, étaient fort montés de ton, mais ces tons étaient justes les uns par rapport aux autres, j’entends que chaque couleur jouait vis-à-vis de ses accompagnatrices le même rôle que la couleur correspondante dans la nature. Car le Titien pouvait faire l’ensemble de son tableau plus sombre, plus clair, plus rouge, plus jaune que l’ensemble de la nature, mais au moins s’inquiétait-il que les intervalles de tons qui sont dans la nature se retrouvassent exactement observés dans la tonalité qu’il avait choisie. Il y avait peut-être différence de gamme, il n’y avait pas fausse touche ; transposition, mais non cacophonie. Et pour prendre un exemple plus modeste mais peut-être plus frappant, les paysages de M. Normann, représentant les fiords de Norvège, ne nous ont pas choqués, bien que très violens, parce que nous les trouvions concordans dans toutes leurs parties. La nature aussi nous montre des tons violens et s’amuse parfois à peindre en bright colours. Dans la vallée du Dauphiné où j’écris ces lignes, ou plein automne,

  1. The Magazine of Art, 1888.