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suffisamment montré chez Alma-Tadema. C’est très visible aussi dans le Bain de Walker, dans le Départ de Frank Holl, dans toutes les longues compositions de Leighton. Dès que Burne-Jones assemble plusieurs figures, il disperse l’intérêt. Les imitateurs de Burne-Jones, tels que MM. Strudwick et Stanhope, Mme Stielmann, font de même. Chaque personnage est peint dans la pose la plus convenable, avec les détails qui lui appartiennent le mieux, mais sans égard à la place qu’il occupera dans l’ensemble de la composition. On les dirait faits l’un après l’autre et réunis un peu au hasard, conservant chacun leur individualité, comme de vrais et bons Anglais qu’ils sont, se suffisant à eux-mêmes en vertu du self help qui régit toute la nation, et surtout se gardant de sacrifier rien de leur richesse de détail à la collectivité. M. Claude Phillips dit de Walker qu’ « on sent qu’il n’a pas travaillé comme Delacroix disait que le peintre le devait, — qu’il n’a pas vu son tableau d’une vision complète et définie, avant de le peindre ; » mais ce n’est pas là une particularité de Walker : c’est une caractéristique de tous ses compatriotes. En parlant de nos peintres français, M. Harry Quilter dit avec une admiration mêlée de surprise : « Ils voient la scène comme un tout et non par morceaux détachés ! » Voir « par morceaux détachés » c’est le propre de la conception anglaise. Alors même que la pensée est une et vigoureuse, l’idée plastique est multiple et par là même, affaiblie. Ainsi, dans la Voix de la Mère de M. Orchardson, il y a un seul tableau psychologique : les souvenirs réveillés chez le vieux monsieur par le chant de sa fille ; mais il y a deux tableaux plastiques très distincts et situés assez loin l’un de l’autre : le monsieur dans son fauteuil à un bout de la toile, le groupe des deux jeunes gens au piano, à l’autre bout. Le milieu du panneau, l’endroit où l’œil se porte naturellement est occupé par une tasse de thé sur le bord d’une table. Entre les deux groupes, il y a, si l’on veut, un lien psychologique : il n’y a aucun lien plastique. La pensée est satisfaite, mais le regard ne l’est pas.

Satisfaire la pensée, suggérer des idées, ne serait-ce pas là d’ailleurs à quoi tendent les artifices de cette composition et même ses défauts ? Pour prendre un exemple chez un artiste de second rang, pourquoi M. Millet a-t-il mis sa Veuve tout au bout de la longue table familiale, avec un petit enfant à côté d’elle, et pourquoi nous a-t-il montré, se développant devant elle, cette nappe aux trois quarts vide, cette longue table elliptique que n’entourent ni amis ni parens ?… Évidemment pour mieux nous donner l’impression d’une triste solitude. Ce trait minuscule nous montre combien l’on se méprendrait si l’on mettait sur le compte