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fort différens et puiser leurs inspirations à des sources très diverses, on n’a jamais vu ces maîtres se passer d’un sujet. Jamais aucun d’eux ne dépensera son talent à un des de femme nue, comme M. Henner, ou à une frimousse de marmiton dans l’ombre, comme Ribot. Il fera même très rarement une figure de style, jouant un rôle aussi effacé, aussi peu significatif que la Source d’Ingres. Il ne s’enthousiasmera pas pour de pures beautés de modelés, de reflets, de lignes. La peinture de morceau ne lui dit rien et surtout ne dirait rien à ses compatriotes. Il n’importe que les bouches plaisent, mais il faut qu’elles parlent. Herkomer, le plus plastique de leurs peintres, n’a pas cru pouvoir représenter les invalides de Chelsea, assistant à l’office, sans y introduire l’épisode dramatique de l’ami inquiet qui tâte son voisin pour savoir s’il est encore de ce monde. Millais, qui prétend ne chercher que les qualités spécifiques de la peinture, a raconté plus d’histoires en sa vie que Lamartine ou que Byron. Pour prendre un artiste de second plan, M. Orchardson, qui a un talent de coloriste à se passer de tous les artifices de l’anecdotier, s’ingénie à nous poser chaque année de nouvelles énigmes. Par exemple, il nous montre un vieux monsieur, dans un salon, le soir, — en habit noir naturellement comme tout bon Londonien passé huit heures, — et ce vieux monsieur réfléchit profondément sous la lampe. Cela s’appelle la Voix de la mère, et, regardant à l’autre bout de la toile, on découvre que, derrière un piano, un jeune homme et une jeune fille font de la musique, le jeune homme tournant les pages de la partition, la jeune fille chantant. Les intonations de cette voix fraîche, la tristesse du soir, la pensée d’une séparation prochaine, les images que les flots de cette mélodie charrient avec eux sur ce courant du passé que remonte le souvenir, voilà peut-être ce qui rend si pensive cette physionomie de viveur fatigué. Mais peut-être aussi est-ce tout autre chose, et le sphinx qu’est M. Orchardson a-t-il simplement voulu rire. Car chez les Anglais contemporains, le sujet n’est pas seulement remarquable pour sa signification, mais aussi pour son mystère. Il est intéressant non pas tant pour ce qu’il dit, que pour ce qu’il ne dit pas, et pour ce qu’on devine. De tout temps, les Anglais ont raconté des histoires dans leurs tableaux, mais Hogarth les écrivait lisiblement sur une multitude d’accessoires, sur des bouts de papier qu’il plaçait entre les mains de ses personnages. Les contemporains les expriment plus délicatement ou les recèlent sous les lèvres closes de leurs figures. On devine un sentiment, un drame, une volonté, un souvenir, quelque chose qui se prépare, ou qui s’achève, et la curiosité est d’autant plus piquée, l’imagination d’autant mieux mise en jeu,